Que le président Abdelaziz Bouteflika soit reconduit ou non lors de la prochaine élection présidentielle, le régime, incapable de se réinventer depuis le coup militaire de 1992, est en train de perdre le contrôle des défis de l’après-17 avril.
Depuis 1999, le groupe collégial qui dirige le pays – la présidence, l’armée et les services de renseignements (DRS) – survit grâce à l’hyper-présidentialisme, l’amnistie et la redistribution de la rente. Si ces mécanismes lui ont permis la dépolitisation et la résolution informelle des conflits liés à sa monopolisation du pouvoir, ils menacent son renouvellement, encourageant ses divisions internes et la multiplication des émeutes.
Comme le montrent les scénarios envisagés pour l’après-Bouteflika, les dirigeants sont désormais obligés de recourir à de nouveaux modes de redistribution du pouvoir pour rester à la tête du pays.
GOUVERNANCE PAR DÉCRETS
En 1999, les plus puissants généraux de l’armée et du DRS nommaient Abdelaziz Bouteflika président. L’« élection » d’un civil et son arbitrage réconciliateur devaient clore la parenthèse de la guerre civile. Cette centralité a en réalité servi à monopoliser les institutions. Sa gouvernance par décrets a bloqué le Parlement et désacralisé la Constitution, dont il a supprimé la limitation des mandats présidentiels en 2008. L’hyper-présidentialisme désidéologisé de M. Bouteflika pour « la paix et la stabilité » a neutralisé l’opposition et contraint les islamistes au consensus.Il a aussi discrédité l’émergence d’un successeur au sein même du régime, pourtant nécessaire tant l’état de santé de M. Bouteflika exclut qu’il puisse gouverner seul. Malgré leur soutien du DRS, les partis du Front de libération nationale (FLN) et du Rassemblement national démocratique (RND) n’ont pu proposer de candidats alternatifs. Même si l’armée façonne un nouvel homme providentiel, le candidat Ali Benflis, challenger et ancien premier ministre de M. Bouteflika, les bases sociales du régime sont volatiles.
Au sein de la bureaucratie, de la société civile ou dans le secteur privé, les clientèles installées par M. Bouteflika privilégient l’accès à la capture des fonds publics en s’agrégeant à l’appartenance organique. L’enchaînement des trois mandats de M. Bouteflika a aussi délégitimé le maintien d’une démocratie de façade à travers de nouvelles élections contrôlées, pourtant cruciales dans l’obtention du soutien de la communauté internationale.
En accord avec l’armée et le DRS, Abdelaziz Bouteflika a promulgué des politiques de réconciliation sans justice, garantissant l’impunité à ceux qui lui ont permis de rester au pouvoir. Il a entériné la répression de toute manifestation publique indépendante alors que la guerre civile est terminée et que l’état d’urgence a été levé en février 2011.
LOGIQUE DE NEUTRALISATION MUTUELLE
Toutefois, cette alliance a surtout été fondée sur une logique de neutralisation mutuelle grâce aux « dossiers » que les uns ont sur les autres. Depuis 2007, la compétition et la méfiance internes au régime ont fragilisé sa gestion sécuritaire. Les dysfonctionnements se sont multipliés, tels que l’attentat-suicide de Batna contre M. Bouteflika, l’assassinat du chef de la police Ali Tounsi, les révélations par la presse, et sur ordre du DRS, de l’implication de l’entourage du président dans des affaires de corruption liées à des marchés publics ou l’attaque terroriste de la base pétrolière de Tigantourine en 2013.
L’implication de la justice internationale dans ces affaires a favorisé, en septembre 2013, l’annonce d’une restructuration du DRS par le chef de l’Etat, sous la supervision d’une armée présentée comme professionnalisée. Il s’agit de redonner leur fonction d’arbitrage aux forces de sécurité et de refermer le chapitre d’un encombrant accord d’impunité partagée avec M. Bouteflika.
Pourtant, cette reconfiguration ne répondra pas au problème de la criminalité du pays, une conséquence de l’affaiblissement volontaire des institutions de justice par le régime. La police est omniprésente mais terrorisme de contrebande, kidnappings, appropriations illégales d’espaces publics ou manipulations d’affrontements ethniques sur fond d’appropriation du marché informel augmentent. Contrairement au consensus qui prévalait à la fin de la guerre civile, cette situation amène les citoyens à remettre en question le contrôle exclusif du pouvoir politique par les forces de sécurité au nom de la stabilité.
La redistribution de la rente a permis au système d’élargir sa base sociale. Elle l’a fragilisé en créant plus de demandes qu’il ne peut contenter et contrôler. Vis-à-vis de la société civile, la redistribution consiste en logements sociaux, prêts bancaires et augmentations de salaire. Mais sans aucun contrôle de l’inflation, de la spéculation et des inégalités qu’elles génèrent, la rente augmente en réalité l’insatisfaction et les doléances des Algériens. Celles-ci devraient se radicaliser alors que les revenus des hydrocarbures sont en déclin.
DES RÉSEAUX BUREAUCRATIQUES CORROMPUS
La rente a aussi favorisé l’émergence de groupes en concurrence avec le régime pour son contrôle et sa redistribution. Les réseaux bureaucratiques corrompus s’accaparent désormais une part considérable de la circulation des fonds publics. Les acteurs de l’économie informelle, en particulier les importateurs, recrutent quant à eux d’importants segments de la population et peuvent même accélérer le risque de soulèvement populaire en créant des pénuries en cas de limitation de leurs activités par le gouvernement.
Plus de 10 000 manifestations, émeutes, sit-in, grèves et même immolations ont lieu en moyenne par an en Algérie. Le fait qu’elles n’aient pas abouti à une révolution étonne. En réalité, la contestation s’est adaptée à la nature informelle du régime. L’usage grandissant des émeutes et autres protestations publiques n’a pas pour but la rupture révolutionnaire mais la reprise des négociations avec des autorités défaillantes et insaisissables qui refusent toute responsabilité. Les innombrables fermetures de routes ou d’usines par des villageois pour dénoncer le non-accès à l’eau ou à l’électricité court-circuitent les élites locales qui leur sont imposées par le haut et obligent le pouvoir central à intervenir.
En interpellant l’Etat sur une base non idéologique mais en demandant le respect de droits basiques, les protestataires renégocient une citoyenneté à partir de leur marginalisation. Les grèves des syndicats autonomes qui paralysent le pays visent certes des augmentations de salaire, mais délégitiment la représentativité imposée de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), le syndicat du régime. Les manifestations des collectifs de chômeurs du Sud relient leur mal-vie à l’appropriation corrompue des ressources pétrolières de leur région.
Depuis le début de la campagne électorale, des mouvements citoyens, comme le récent Barakat (« ça suffit ! »), convergent pour manifester contre un quatrième mandat et le DRS. Des meetings de campagne animés par l’équipe du président ont été empêchés par des protestataires. Passant de l’abstention au boycott, ils justifient leurs actions non pas à partir d’un programme mais en témoignant d’injustices qui leur sont faites à un niveau personnel. S’émancipant de la polarisation islamistes/démocrates, ils décrédibilisent la répression de leurs manifestations au nom de la lutte contre le terrorisme.
UNE POPULATION ÉCHAUDÉE
Même si les violences policières limitent leur nombre à une centaine de personnes, rarement quelques milliers, le changement induit par la récurrence de leurs actions est réel. En divulguant la hogra (injustices et humiliations) quotidienne des Algériens par le biais des réseaux sociaux, les protestataires reconstruisent la capacité de résistance à l’arbitraire d’une population échaudée par ce que lui ont coûté ses révolutions passées. La possibilité d’agir ensemble pour des questions d’intérêt individuel pourrait être décisive dans le succès de ces mouvements. Pour éviter une convergence de ceux-ci, les budgets publics, lois et nominations sont maintenant coordonnés.
Le rejet, voire l’annulation des élections et l’organisation d’une période de transition font consensus chez les manifestants indépendants et des partis d’opposition. Si ces derniers limitent leurs critiques à M. Bouteflika, il est peu probable qu’un nouveau président aux mêmes méthodes réponde aux préoccupations des premiers.
Les scénarios du régime pour préparer l’après-17 avril seront dès lors axés sur une transition hors élections. M. Bouteflika pourrait être déclaré incapable de gouverner pour des raisons de santé et se retirer en faveur d’un remplaçant adoubé par l’armée et le DRS sans repasser par le scrutin.
Autre schéma : un candidat comme Ali Benflis ou une nouvelle génération de militaires présentés comme neutres pourrait se charger de la supervision d’un conseil de transition où la société, les partis cooptés et boycottant seraient sollicités. En marginalisant M. Bouteflika et le DRS, l’illusion serait donnée que les conflits d’intérêts hérités de la guerre civile sont réglés. Il n’en sera rien sans l’établissement de règles transparentes sur la cohabitation des pouvoirs, d’une justice transitionnelle indépendante et la fin des réformes populistes.
Arguer du fait qu’il n’y a pas d’alternative organisée à la stabilité relative du système actuel, c’est oublier qu’une telle alternative ne pourra se construire qu’à travers l’établissement de consultations pluralistes sous le contrôle d’institutions neutres et transparentes. Une autre mise en scène transitionnelle anéantira ce qu’il reste au système de capacité de contrôle de ses propres conflits internes et de négociation avec les protestataires.