Algérie : la radio de Nacéra Dutour fait parler les disparus

Algérie : la radio de Nacéra Dutour fait parler les disparus

13043663_1284136184933880_2761866151281691010_n.jpgPendant la guerre civile en Algérie, une dizaine de milliers de personnes ont disparu, toutes enlevées par des groupes armés islamistes ou arrêtées par des agents des forces de sécurité de l’État. Nacera Dutour, qui anime Le Collectif des Familles deDisparus en Algérie (CFDA) vient de lancer la « Radio des Sans Voix ». Pour connaître la vérité..

« Les familles des disparus se sont longtemps senties seules en Algérie, mises à part des voix courageuses au sein de la presse algérienne » confie Nedjma Benaziza . Puis elle explique les circonstances de la disparition de sa grand-mère, affectueusement surnommée « Ma« .

C’était il y a vingt ans, le 02 juin  1996, vers 22h.

Selon la petite fille qui s’exprime avec émotion et dignité (sur un fond musical violonnesque bien superflu), ce sont des  « agents de l’Etat » (qu’elle surnomme « les agents de l’arbitraire« ) qui sont venus enlever sa grand-mère afin de « l’interroger sur son fils« .

Les fonctionnaires embarquent cette femme de 68 ans, douce et malade.  Ils promettent de la relâcher « dans les deux heures« . Mais la famille ne reverra jamais Daouia Benaziza.

On devine chez la petite fille qui évoque ainsi la mémoire de sa grand-mère un  grand soulagement de pouvoir enfin parler de cette affaire mais aussi une douleur omniprésente, qu’elle ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler : « Vous avez ce sentiment de perte mais vous avez aussi ce sentiment d’espoir à vie de revoir la personne.Ils sont « absents-présents ». Ils nous hantent. »

Capture écran de la Radio des Sans voix. Outre des témoignages de familles de disparu(es), les auditeur peuvent écouter des débats et aborder certains aspects de droit sur la question.

Capture écran de la Radio des Sans voix. Outre des témoignages de familles de disparu(es), les auditeur peuvent écouter des débats et aborder certains aspects de droit sur la question.
(capture d’écran)

Les disparitions forcées,  supporter l’insupportable

Des mots simples pour exprimer une réalité atroce. La Radio des Sans Voix offre un espace de liberté douloureux et nécessaire.

Entre 1990 et 2000, près de 10 000 personnes ont ainsi disparu en Algérie, pendant

<span><span>‎</span><span>Madjid</span><span> BENCHIKH‬</span></span>,  ex-doyen de la faculté de droit d'Alger et ancien président d'Amnesty International en Algérie au cours d'un entretien avec l'une des collaboratrices de la  Radio des Sans-voix

‎Madjid BENCHIKH‬,  ex-doyen de la faculté de droit d’Alger et ancien président d’Amnesty International en Algérie au cours d’un entretien avec l’une des collaboratrices de la  Radio des Sans-voix
(capture écran Facebook SOS Disparus/CFDA)

la guerre civile.

L’onde de choc provoquée par ces disparitions continue de faire souffrir un  nombre incalculable de citoyens algériens.

Les responsables de ces atrocités courent toujours. Dans le pays, l’affaire des disparitions forcées relève d’un  tabou majeur.

Sur le blog du militant Madjid Serrah (Huffington Post),  au mois de mars 2016, l’avocat Mustapha Bouchachi qualifiait la Charte pour la paix et la Réconciliation nationale de « fuite vers l’avant » de la part des autorités. Il évoquait un texte n’ayant rien à avoir avec la justice transitionnelle. Le vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) tempêtait : « La charte pour la paix et la réconciliation nationale n’a rien à voir avec la recherche de vérité et la possibilité de juger les généraux et les politiciens responsables de ces disparitions. Pire encore, les familles de disparus n’ont pas été associées à la rédaction de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et les autorités ne les reconnaissent pas. Et en plus de cela, tout individu ou association qui parle de la décennie noire risque jusqu’à 3 ans de prison ferme ».

Les disparitions forcées ou la peine à perpétuité pour la famille et les proches, bien entendu, mais aussi pour les amis, les collègues de travail, de simples voisins. Des personnes qui vivent avec un point d’interrogation marqué au fer rouge dans leur coeur, toutes condamnées à tolérer l’intolérable, à supporter l’insupportable.

La morsure de l’absence ne s’apaise jamais.

Amnesty International précise : «  La disparition forcée est un crime de droit international. Les disparitions forcées constituent une stratégie fréquemment employée pour répandre la terreur au sein de la société. Autrefois abondamment utilisées par les dictatures militaires, les disparitions surviennent désormais dans le cadre de nombreux conflits internes, en particulier pour opprimer les opposants politiques. »

Rassemblement SOS disparus à Alger

Rassemblement SOS disparus à Alger
(capture écran FAcebook)

En créant cette radio, Nacera Dutour veut « sensibliser le plus de monde à la question des disparus. C’est aussi un défi. Je dis :  vous ne nous laissez pas nous exprimer librement dans notre pays, vous fermez des chaines de télévision, eh bien  nous, on continue, on se lance des défis et on vous obligera à accepter que nous existons, que nous imposons notre voix… et la voix des sans-voix ».

Nacera Dutour , la « force intranquille »

Nacera Dutour

Nacera Dutour

Nacera Dutour est en effet derrière l’initiative de cette web radio. Grande figure des droits humains, redoutée pour son franc-parler et respectée pour son combat, elle est une figure majeure de la société civile en Algérie.

Son fils Amine a été enlevé à l’âge de 19 ans. En mai 1998, elle crée le Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA) et ouvre en septembre 2001, à Alger, un bureau du CFDA sous le nom de SOS Disparus.

Ne pas oublier, collecter les données,  ne rien lâcher, jamais, sont les mots d’ordre qui l’animent. Continuer à être le caillou dans les chaussures du pouvoir algérien, affronter les menaces et autres intimidations, aider les autres femmes est le travail de sa vie.  Pugnace et précise, Nacera veut savoir. Que sont devenus ces jeunes ? Son fils ?

Ce sont nos enfants. Ils avaient le droit de vivre ! Je veux que mon fils vive !

Nacera Dutour

Il y a quelques années, dans le cadre d’un film sur Louis Joinet, elle tonnait son désespoir dans un mégaphone  devant l’ambassade d’Algérie à Paris :  » Ce sont nos enfants. Ils avaient le droit de vivre ! Je veux que mon fils vive ! Et si nos enfants sont morts, qu’ils nous rendent les corps et qu’on les enterre dignement. Pour qu’on aille pleurer sur leur tombe. On a le droit d’avoir une tombe pour pleurer et se recueillir dessus. Sans nous cacher. Parce qu’aujourd’hui nous pleurons en nous cachant.. »

Nacera se bat avec la rage d’une mère blessée et la force d’un amour à jamais meurtri. Pour son fils et pour tous les disparus(es) de son pays. Elle aime à citer la phrase d’une autre maman : « On ne demande pas l’impossible. On ne demande que la vérité. » Puis elle ajoute : « On demande que notre pays soit démocratique et que la population algérienne soit libre. On ne sent pas la liberté. On ne sent pas l’indépendance. On est opprimé de partout. On veut être libre. Cette radio, c’est pouvoir parler des disparus et garantir que demain, il n’y aura pas une répétition. On ne veut plus de guerre en Algérie. On veut construire notre pays mais aujourd’hui, ce sont les intérêts économiques qui comptent. Il faut se battre pour que les peuples soient libres, indépendants chez eux, qu’il n’y ait pas de disparus en mer, dans le pays. Si les gens se sentaient heureux chez eux, ils ne prendraient pas la mer pour aller mourir… »