Algérie : La Mecque de la Révolution

Algérie : La Mecque de la Révolution

Questions à Jeffrey Byrne, Assistant Professor à l’University of British Columbia (Canada). Son dernier ouvrage Mecca of Revolution: Algeria, Decolonization, and the Third World Order vient d’être publié par Oxford University Press.

Pouvez-vous expliquer le titre de votre dernier livre ?

Employé pour designer Alger dans les années 1960, l’expression «Mecque de la Révolution» est d’Amilcar Cabral, le dirigeant nationaliste qui a libéré la Guinée-Bissau «portugaise». J’ai choisi ce titre pour mon livre parce que je suis particulièrement intéressé par la façon dont l’Algérie est devenue un centre important dans le réseau mondial des mouvements révolutionnaires et de guérilla. Les Algériens ont aidé à former des révolutionnaires d’Afrique du Sud (y compris Nelson Mandela), de Palestine, d’Angola, du Venezuela, et beaucoup d’autres endroits : une grande partie de la doctrine militaire et politique qui a façonné le Tiers-Monde postcolonial a été disséminée à partir de l’Algérie. Le sous-titre du livre, «l’Algérie, la décolonisation, et l’ordre du Tiers-Monde», reflète l’un de mes principaux arguments : l’internationalisme anticolonial par nature subversif et transnational s’est étonnamment transformé en un ordre postcolonial conservateur et centré sur l’État. Alors qu’au départ il s’agissait d’une forme de résistance transnationale qui portait atteinte à l’autorité de l’État colonial, le «tiers-mondisme» a évolué en un processus diplomatique très enrégimenté et ordonné qui a renforcé l’autorité de l’État postcolonial. En d’autres termes, la décolonisation, un phénomène centré sur l’État par nature, a eu un résultat étonnamment conservateur et restrictif compte tenu de la teneur radicale de la politique anticoloniale.

Vous avez analysé des documents du Front de Libération Nationale (FLN) qui ont été peu utilisés par les historiens précédents. Qu’avez-vous découvert ?

En termes de recherche, ma découverte principale a été d’avoir eu accès non seulement aux archives du FLN entre 1954 et 1962, mais aussi à celles de l’Etat algérien après l’indépendance, y compris celles du ministère des Affaires Étrangères, celles de la présidence et celles du FLN (devenu un parti) après 1962. En raison du dynamisme de l’Algérie dans les affaires internationales à cette époque, ces nouvelles sources portent un nouvel éclairage sur l’histoire postcoloniale de l’Afrique, sur le monde arabe, et sur le mouvement tiers-mondiste dans son ensemble. Ces archives contiennent des documents détaillés sur les interactions entre les Algériens et des pays comme l’Égypte, le Ghana, la Guinée, la Tanzanie, la Yougoslavie, la Chine et Cuba… Voici quelques exemples qui m’ont surpris : un texte de Frantz Fanon exhortant Patrice Lumumba à ne pas affronter les Américains et sa condamnation de Kwame Nkrumah pour avoir encouragé le comportement suicidaire du premier ministre congolais ; un autre document montrant la nature délibérément agressive de la politique menée par des pays comme l’Algérie, le Mali et l’Indonésie en faveur du non-alignement quand ces derniers craignaient une réduction des tensions de la guerre froide dans leur correspondance ; une autre source montrant comment ces pays voyaient la concurrence entre Américains et Français ou entre Chinois et Soviétiques comme étant beaucoup plus importante pour le Tiers Monde que la concurrence entre Américains et Soviétiques ; d’autres documents montrant la rivalité entre des concepts tels que le panafricanisme, l’unité du Maghreb, et le nationalisme arabe ; et enfin d’autres sources révélant la diplomatie intense autour du coup d’État algérien qui a renversé Ahmed Ben Bella en juin 1965.

Votre livre s’est concentré sur le concept de «Tiers Monde». Comment expliqueriez-vous l’évolution du sens de cette expression ?

Pendant trop longtemps, les études sur Bandung, l’Afro-asiatisme, le non-alignement, et le Tiers-Mondisme ont mis l’accent sur la rhétorique et les discours comme sources d’inspiration, occultant le fait qu’il s’agissait de véritables initiatives géopolitiques lancées par des hommes d’État. Les ambiance et imaginaire du Tiers-Mondisme ont certainement joué un rôle très important, mais il ne faut pas oublier que les participants à ces événements désiraient dépasser la simple ambiance de réforme afin de réaliser de profondes transformations dans les structures politiques et économiques mondiales. Par conséquent, du point de vue de l’historien, l’un des aspects fondamentaux de l’implication de l’Algérie dans le «projet du Tiers-Monde» était que les diplomates algériens ont parlé de la nécessité de traduire la rhétorique de Bandung en une politique étrangère réaliste et pratique. Mon livre décrit leurs efforts étonnement couronnés de succès.

À bien des égards, le «projet du Tiers-Monde» est en fait plus pertinent pour le monde actuel qu’il ne l’a été pendant plusieurs décennies. La pertinence continue et croissante du Tiers-Mondisme est évidente dans l’opposition africaine à la chute de Kadhafi, le soutien de l’Amérique latine pour le programme nucléaire de l’Iran, l’effondrement de l’État et les crises migratoires qui en résultent, ainsi que les percées récentes dans les négociations mondiales sur le climat. En fin de compte, le «monde postcolonial» englobe le monde entier. Il est urgent que nous apprenions l’histoire de la soi-disant «périphérie» afin de mieux comprendre notre avenir collectif.