En janvier 1992, pour barrer la route au FIS, l’armée décide d’interrompre le processus électoral et de pousser le président vers la sortie. Histoire secrète d’un « putsch », véritable révolution de palais, qui précipitera le pays dans la guerre civile.
Costume sombre, assis les jambes croisées sur un canapé beige, Chadli Bendjedid tend une chemise cartonnée au président du Conseil constitutionnel qui, les mains tremblantes, peine à cacher son malaise. À l’intérieur de la chemise, sa lettre de démission. La caméra zoome sur le paraphe présidentiel, comme pour lever toute équivoque. Chadli marmonne quelques mots, se lève et salue les membres du Conseil. « Vous avez beaucoup de travail, glisse-t-il, je vous libère. Au revoir. » Il tourne les talons et quitte la pièce.
Sans même s’adresser à ses compatriotes, le président Chadli Bendjedid abandonne ses fonctions dix-sept jours après le premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991, largement remportées par le Front islamique du salut (FIS). Nous sommes le samedi 11 janvier 1992. Il est 20 h 30. L’Algérie vient de plonger dans l’inconnu.
Vingt-quatre ans après ce fameux samedi soir, les circonstances qui ont entouré le départ de Bendjedid, mort en 2012, emportant avec lui ses secrets, continuent de nourrir diverses exégèses. Démission volontaire, coup d’État, retraite forcée ou « putsch » sur canapé, ces dix-sept jours de bruit et de fureur qui ont bouleversé l’Algérie, et même ses voisins maghrébins, l’Europe et le Moyen-Orient, sont encore entourés de mystères, de non-dits, d’approximations ou de demi- ou contrevérités. La polémique qui fait rage dans les médias locaux en ce mois de janvier 2016 autour de cette période de l’Histoire illustre à quel point celle-ci divise encore les Algériens, a fortiori ceux qui l’ont écrite.
Sur la dizaine de militaires et de civils qui étaient au cœur de ce tsunami politique, une bonne moitié n’est plus de ce monde. Parmi les survivants, certains ont accepté, sous le sceau de l’anonymat, de lever un coin du voile sur les derniers secrets entourant cet épisode qui fera basculer le pays dans la guerre civile, laquelle se soldera par plus de 150 000 victimes, des dizaines de milliers de disparus, un million de déplacés, et poussera à l’exil une bonne partie de l’intelligentsia algérienne.
Une cohabitation avec le FIS ?
Le compte à rebours avait commencé le 24 décembre, deux jours avant le premier tour des législatives. Le président rencontre la presse. Une question fuse : « Que feriez-vous si le FIS obtenait la majorité au Parlement ? » Chadli : « Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée et non devant le président. » Comprendre : il est prêt à cohabiter avec les islamistes, qui promettent d’instaurer un califat islamique. Coup de sang chez certains généraux. « Inadmissible et inacceptable, s’emporte l’un de ceux qui œuvreront à la démission de Chadli. On sent qu’il ne mesure pas les dangers qu’il fait courir au pays. »
Partager le pouvoir avec les islamistes alors que l’armée venait à peine d’enterrer cinq soldats, tués et émasculés lors de l’attaque du poste frontalier de Guemar, dans le sud-ouest du pays, par un groupe d’« Afghans » dirigé par un maire membre du FIS ? Cohabiter avec un parti dont les deux principaux dirigeants, Abassi Madani et Ali Belhadj, purgent une peine de douze ans de prison pour « complot contre l’autorité de l’État, sabotage économique et distribution de tracts de nature à nuire à l’intérêt national » ? Confier les affaires du pays à Abdelkader Hachani, numéro trois du FIS, qui promet « le califat islamique ou la mort », ou encore à Mohammedi Saïd, officier SS durant la Seconde Guerre mondiale, qui se dit prêt « à liquider deux millions de ses habitants pour assainir le pays » ?
Non, décidément, les propos de Chadli Bendjedid restent en travers de la gorge des militaires. À peine sa conférence de presse terminée, un groupe de hauts gradés – Khaled Nezzar (ministre de la Défense), Abdelmadjid Taghit (commandant de la marine nationale), Mohamed Touati (conseiller au ministère de la Défense) et Mohamed Lamari (commandant des forces terrestres) – multiplient les échanges et les concertations dans des villas d’Alger ou au siège du ministère de la Défense. Objectif : barrer la route du pouvoir aux islamistes.
Jeudi 26 décembre, premier tour du scrutin. Raz-de-marée du FIS. Avec 3,2 millions de voix sur 13 millions d’électeurs, il rafle 188 des 430 sièges de l’Assemblée populaire nationale (APN). Le Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed en obtient 25, alors que le FLN, l’ex-parti unique, se contente de 16. Les autres partis ? Totalement laminés. En ballottage favorable dans plus de 140 circonscriptions, le FIS, qui contrôle déjà 853 mairies sur 1 539 depuis les communales de juin 1990, est en passe d’arracher la majorité absolue au Parlement. Les islamistes jubilent et les démocrates sont atterrés. L’Europe redoute l’avènement d’un État islamique à ses portes et l’afflux de centaines de milliers de réfugiés. À Alger, le désarroi traverse toutes les strates du pouvoir.
Vendredi 27 décembre, réunion au palais du gouvernement. Autour du Premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, du ministre de la Défense et de celui de l’Intérieur, le général Larbi Belkheir, les mines sont défaites. Les résultats ne sont pas encore définitifs, mais tout le monde mesure l’ampleur de la débâcle et redoute l’issue du second tour, prévu le 16 janvier. Faut-il le maintenir ou l’annuler ? Le premier contact avec le président se passe mal. Samedi 28 décembre, il reçoit le ministre de la Défense dans sa résidence d’État, à Zeralda. L’ambiance est sinistre. Chadli est en état de choc. Nezzar : « Monsieur le président, nous vous avions averti. Voilà où nous en sommes maintenant. » Incapable de réfléchir, le chef de l’État abrège la discussion. « Revoyons-nous dans deux ou trois jours », dit-il au patron de l’armée. Dans l’après-midi même, le ministre de la Communication, Aboubakr Belkaid, réunit les directeurs de journaux au Palais de la culture, sur les hauteurs d’Alger.
Le 29 décembre, Abdelkader Hachani affirme que son parti est prêt à cohabiter avec le président Chadli
Les échanges sont vifs, et la crainte de voir les islamistes accéder au pouvoir plane sur le conclave. Comment faire ? Belkaid demande aux journalistes d’insister sur le projet de société rétrograde du FIS et sur les déclarations de ses dirigeants, qui veulent remettre en question les acquis démocratiques nés de la révolte d’octobre 1988. « Le reste, on s’en charge », rassure le ministre. Au sortir de la réunion, beaucoup comprennent que quelque chose de grave se trame en haut lieu. Le FIS, lui, met la pression. Le 29 décembre, Abdelkader Hachani affirme que son parti est prêt à cohabiter avec le président Chadli. Toutefois, précise-t-il, il exigera « une élection présidentielle anticipée au cas où l’Assemblée [serait] délestée de ses prérogatives ». De quoi effrayer encore davantage le commandement de l’armée.
La réaction de l’establishment militaire
Après des échanges intensifs entre officiers supérieurs, l’establishment militaire décide de se réunir au siège du commandement des forces terrestres, à Aïn Naadja, dès le 30 décembre. Tous les directeurs centraux du ministère de la Défense, les responsables des services de renseignements, ainsi que les commandants des régions sont présents. La réunion est présidée par Khaled Nezzar, Abbas Gheziel, patron de la gendarmerie nationale, et Abdelmalek Guenaïzia, chef d’état-major. Pendant trois heures, sans ordre du jour précis, tous les participants prennent la parole, sauf Mohamed Mediène, dit Toufik, chef du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). « Il fallait convaincre le président de se rendre à l’évidence : la situation était tellement grave qu’elle pouvait le conduire à trancher des questions délicates, raconte un général qui a pris part au conclave.
Le président pouvait-il gouverner avec le FIS alors que l’armée s’y opposait ? Si jamais le FIS avait accédé au pouvoir, l’institution militaire se serait scindée en plusieurs factions, avec des conséquences incalculables sur sa cohésion et sur la sécurité du pays. Était-il envisageable que le président renonce à son mandat de son propre chef ? Fallait-il le démettre ? Nous devions aider Chadli à trouver une solution, d’autant que l’arrivée au pouvoir des islamistes aurait eu des répercussions géostratégiques au Maghreb et au-delà. »
Sur la quarantaine d’officiers, quatre seulement émettent des réserves sur l’arrêt du processus électoral, notamment deux chefs de région. Les autres acquiescent. Khaled Nezzar demande à ses pairs de constituer un groupe restreint en qui Chadli a confiance. Nezzar, Guenaïzia, Dib Makhlouf, commandant de la garde républicaine, et Ahmed Djenouhat, chef de la Ire région militaire, forment ce « comité de sages ». Sa mission consiste à transmettre au président le message suivant : l’armée récuse la tenue du second tour.
Dans la nuit du 5 janvier, Mehri rencontre secrètement Abdelkader Hachani dans une villa du Club des pins, station balnéaire à l’ouest d’Alger
Le comité rencontre le président, mais celui-ci réserve sa décision. Indécis, hésitant, il subit de multiples pressions. Son entourage souhaite qu’il aille jusqu’au bout de son mandat. Le patron du FLN, Abdelhamid Mehri, gendre de Chadli, veut la poursuite du processus électoral. Dans la nuit du 5 janvier, Mehri rencontre secrètement Abdelkader Hachani dans une villa du Club des pins, station balnéaire à l’ouest d’Alger. Hachani lui demande de faire passer un message au président de la République. Le FIS, explique-t-il, se contenterait de ses 188 sièges.
Au second tour, il appellerait à voter en faveur du FLN. Il renoncerait au poste de chef du gouvernement au profit de Hocine Aït Ahmed, président du FFS. Enfin, il ne réclamerait que trois postes ministériels, à savoir la Justice, l’Éducation nationale et les Affaires sociales. Le message a-t-il été transmis ? Chadli a-t-il tenté, via Mehri, de conclure un deal avec le FIS en proposant une élection présidentielle anticipée en lieu et place du second tour ? Ou bien a-t-il botté en touche face aux propositions de Hachani ? Les trois protagonistes n’étant plus de ce monde, on ne saura sans doute jamais toute la vérité sur ces tractations.
La démission du président
En attendant la réponse du président, des renforts militaires sont discrètement acheminés vers la capitale pour y être déployés en cas d’éventuels débordements. Un autre scénario a-t-il été envisagé si d’aventure Chadli venait à s’opposer à la recommandation de la Grande Muette de mettre un terme au processus électoral ? Confié à Mohamed Lamari, commandant des forces terrestres, un plan B secret est dans les tuyaux. « Heureusement, nous n’avons jamais eu à le mettre à exécution », révèle un haut gradé. C’est qu’après plusieurs jours de tergiversations, le président rencontre une troisième fois le ministre de la Défense, le jeudi 9 janvier. Il confie à Nezzar : « Encore une fois, c’est à l’armée de trouver des solutions. » Il demande qu’on lui prépare une lettre de démission. Sauf qu’il reste un détail et non des moindres. Pour entériner le changement, il faut dissoudre l’actuel Parlement.
C’est que l’article 84 de la Constitution dispose que le président de l’Assemblée en exercice, Abdelaziz Belkhadem, lequel n’a jamais fait mystère de ses sympathies pour le projet islamiste, assume l’intérim du chef de l’État démissionnaire pour une période de quarante-cinq jours avant la tenue de la présidentielle anticipée. « Pour nous, il était exclu que Belkhadem assume cet intérim, soutient aujourd’hui un officier de haut rang. Nos services de renseignements détenaient des enregistrements compromettants entre lui et des agents iraniens accrédités à Alger. » Les militaires suggèrent donc, via le secrétaire général de la présidence, de dissoudre l’Assemblée. Le président signe le décret.
Le 11 janvier, à 20 h 30, il tourne le dos au pouvoir Chadli ayant donné son accord pour quitter ses fonctions, Nezzar charge aussitôt les généraux Mohamed Touati et Abdelmadjid Taghit, ainsi que les deux ministres, Belkaid et Ali Haroun, de rédiger la lettre de démission. Au domicile de ce dernier, les quatre hommes mettent trois heures à la peaufiner. « Il ne fallait pas que celle-ci donne de lui l’image d’un président affaibli ou d’un homme sous la contrainte, raconte l’un des rédacteurs. Chadli a fait passer l’intérêt du pays avant le sien. C’était tout à son honneur. Nous étions sûrs à 90 % qu’il allait partir sans être forcé. »
Dans l’après-midi même, la lettre parvient au chef de l’État, qui la fait lire à ses conseillers avant de donner sa réponse. « C’est bon, dit-il. J’accepte le contenu tel quel. » Son départ sera annoncé officiellement le samedi 11 janvier.
Mais l’affaire est loin d’être conclue car le chef de l’État refuse de s’exprimer publiquement sur son départ. Les militaires insistent pour qu’il apparaisse devant les caméras de la télévision nationale afin de lever toute ambiguïté. Une démission sans apparition publique serait assimilée à un coup d’État. Après deux jours d’hésitation, Chadli Bendjedid accepte de faire une brève apparition télévisée. Le 11 janvier, à 20 h 30, il tourne le dos au pouvoir.
UN RAPPORT PRÉMONITOIRE
C ‘ est un document d’une quinzaine de pages classé « secret ». Peu de temps avant les communales de juin 1990 remportées par le FIS, trois généraux élaborent un rapport secret sur la mouvance islamiste en Algérie. Les auteurs mettent en garde contre le danger de ce courant qui pourrait déboucher sur des violences. Pour contrer l’ascension irrésistible du FIS, ils proposent de mettre en place une coalition entre le FLN et les deux partis laïques, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Ils recommandent également une plus grande ouverture en direction des associations démocratiques et de la société civile.
Quand il reçoit le rapport, via Khaled Nezzar, le président Chadli n’y donne aucune suite. Mais à l’automne 1990, ce dernier accepte de rencontrer une vingtaine d’officiers de haut rang aux Tagarins, siège du ministère de la Défense, dans le quartier d’El-Biar. « Il y a des gens qui ont peur, dit le président. Nous irons jusqu’au bout du processus. Les islamistes s’agitent mais ils n’arriveront pas à leur fin. N’ayez crainte, hna chadine rass lehbel [« nous maîtrisons la situation »]. » Personne ne prend la parole pour répondre au chef de l’État, mais bon nombre de généraux sont sceptiques. Une année plus tard, leurs craintes se révéleront fondées.