Plus de 8 000 personnes ont disparu en Algérie entre 1992 et 1998, enlevées par les forces de l’ordre. Plus de 20 ans après, les sœurs, mères et épouses de ces disparus, à l’image des Argentines de la Place de mai, se battent encore pour connaître la vérité.
Une date. Une heure. Un moment. Tragique. Le témoignage de ces femmes, sœurs, mères, épouses d’un homme disparu pendant la décennie noire algérienne débute systématiquement par ce moment, celui de la disparition. 4 mai 1994, 31 décembre 1993, 29 mai 1994, 12 mars 1995, 21 juin 1995, les dates s’égrènent au fur et à mesure des paroles. Car après, il n’y a plus rien eu. Ou au contraire, leur vie a basculé.
Entre 1993 et 1998, plus de 8 000 personnes ont disparu en Algérie, selon leurs familles et les ONG, 7 000 selon le responsable de la CNCPPDH (Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des Droits de l’Homme Algérienne) organe officiel algérien des droits humains. Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’une poignée de femmes à réclamer « Justice et Vérité » pour leurs proches.
Chaque mercredi matin, quelques vingt membres de l’association SOS Disparus se postent devant le siège de la CNCPPDH situé sur les hauteurs d’Alger, puis se font déplacer par la police quelques centaines de mètres plus loin. Elles sont là, assises sur un muret, portant les photos de leurs proches, flétries par le soleil. La plupart sont très âgées, certaines, comme Nadia Bendjael, reprennent le flambeau de leur mère.
Mourad, l’homme qui mourut 4 fois
« Mon frère, Mourad Bendjael, est parti à la mosquée le 4 mai 1994. Quatre jours après, la police a perquisitionné notre maison, raconte-t-elle posément. Ils cherchaient des armes mais n’ont rien trouvé alors ils ont pris deux de mes frères. L’un deux, Marouane, a été emprisonné et torturé avec Mourad. Il a été jugé puis acquitté et libéré. Mais nous n’avons jamais revu Mourad. »
Débute alors l’enquête de la famille auprès des instances judiciaires. Le Procureur répond dans un premier temps que Mourad a été abattu le 28 mai alors qu’il tentait de s’échapper lors d’un transfert. Or, Marouane, son frère, affirme l’avoir vu vivant le 3 juin. De nombreuses années plus tard, Nadia trouve une tombe sans nom au cimetière El Alia d’Alger où l’administration lui affirme que son frère y est enterré. « Ils m’ont dit que mon frère a été abattu par des terroristes à Kouba, un quartier d’Alger. A la mairie de Kouba, on m’a confirmé que Mourad a été abattu le 12 août 1994 puis enterré le 14 août 1994. J’ai rencontré le fonctionnaire de la morgue qui a rédigé l’acte de décès. Il m’a alors dit que Mourad a été abattu par la police le 7 juin 1994 puis enterré le 15 août 1994. »
Nadia demande l’exhumation du corps pour s’assurer de son identité. Exhumation refusée.
Elle sort de son portefeuille l’acte de décès signé par ce fonctionnaire qu’elle a obtenu en novembre 2012. En le dépliant, elle soupire : « Comment le croire ? En 2014, ma mère et moi avons été convoquées à la gendarmerie où on nous a dit que Mourad était décédé au maquis en 2006. Mais nous ne savons pas où ni comment. Je me souviens que ma mère a dit : ‘Combien de fois mon fils est-il mort ?’ »
Une administration muette
Ces femmes connaissent par cœur les méandres de l’administration qui se tait, inexorablement (voir encadré). Chacune a interpellé tour à tour la police, la gendarmerie, le procureur, la CNCPPDH et parfois les institutions internationales lorsqu’elles le peuvent. Elles sont aidées dans ces démarches par l’association SOS Disparus, antenne algérienne du CFDA (Comité des Familles de Disparus) né à Paris en mai 1998.
L’association répertorie les dossiers des disparus, plus de 5 500 à ce jour, et sensibilise la population à cette question. « Au début, les Algériens ne nous soutenaient pas car ils pensaient que nous étions des terroristes, explique Hacene Ferhati, un des rares hommes membre de SOS Disparus. Mais en 2005, nous nous sommes associés avec les associations de victimes du terrorisme Djazairouna et Somoud. Ce regroupement a surpris le pouvoir et la population nous encourage aujourd’hui : elle a perdu confiance en la Charte de la Réconciliation nationale de 2005 qui n’a apporté aucune réponse valable aux familles de victimes et qui fait perdurer l’impunité, à la fois des terroristes et de l’Etat. »