Accords d’Évian : entre le paradis perdu et l’enfer

Accords d’Évian : entre le paradis perdu et l’enfer

À l’occasion du cinquantenaire des accords d’Évian, qui mirent fin à la guerre d’indépendance algérienne, Jeune Afrique met au jour ses archives. Publié dans son n° 78 (26 mars – 2 avril 1962), quelques jours après la signature des Accords d’Évian, l’entretien qui suit a été réalisé avec Jean Daniel, fondateur de l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur.

Jeune Afrique : Depuis notre dernier entretien, il y a eu le cessez-le-feu.

Jean Daniel : En ce qui concerne la politique intérieure française, un sociologue remarquait qu’on pouvait en juger selon les règles de forces principales : l’église, les banques et le Parti communiste.

Ce dernier, vous le savez, a décidé, et l’un des tout premiers de voter « oui » au référendum du 8 avril. L’Église s’est prononcée avec une netteté rare contre l’OAS. Quant aux banques, dont l’attitude a été diversement interprétée, c’est peu de dire qu’elles jouent sur tous les tableaux. Les milliards de l’OAS ne se comptent plus. Mais elles prennent toutes des contacts avec le FLN.

Tout cela a une signification : c’est que chacun prend les choses au sérieux et considère le danger comme très réel. Si vous prenez l’hebdomadaire britannique « The Economist » il n’exclut pas une guerre civile en France. Le Parti communiste a sans doute voulu éviter que ses troupes ne le suivent pas : il a sans doute aussi tenu compte de la popularité des accords d’Évian. Mais, à mon avis il a procédé surtout à une analyse de la situation algérienne. L’OAS constitue une grave menace.

La Une du J.A. n° 78.

Pourtant l’OAS ne paraît avoir de troupes que parmi les Européens d’Algérie…

Tout dépend de la façon dont la situation évoluera là-bas. Le traumatisme algérien est déjà trop profond dans l’opinion française pour que le retentissement de nouveaux évènements graves ne soit fatal. Quels nouveaux événements ? Eh bien, admettez que ce qu’on appelle le « putsch lent » conduise soudain à une boucherie spectaculaire. Et que ce ne soit plus les Musulmans seuls qui en soient victimes, ni même les Européens libéraux, mais les militaires français et les « petits blancs ». Depuis la soirée de jeudi dernier ce n’est plus impossible. Ce soir-là, l’OAS a commis sa faute principale en tuant des soldats du contingent. L’opinion a été unanime contre elle. Mais les événements de ce genre se retournent assez facilement. Si l’armée est obligée de réagir avec vigueur alors il peut y avoir des scissions aussi bien dans la force militaire d’Algérie que dans celle de la France et l’opinion française réclamera un cessez-le-feu et une négociation avec l’OAS. C’est le calcul ouvert de certains des députés qui sont intervenus à l’Assemblée nationale française lors des débats sur les accords d’Évian. Ces calculs ne sont pas forcément irréalistes. Cela dépend de l’intensité des événements d’Alger ou d’Oran et du contexte métropolitain du moment. En métropole, ce n’est pas la violence qui est à craindre, c’est le glissement vers une situation incontrôlable.

Au lendemain du référendum du 8 avril l’OAS verra que 90 % de l’opinion française est contre elle. Déjà l’opinion internationale…

Lorsque la guerre de sécession a commencé aux États-Unis, Lincoln avait derrière lui l’immense majorité des États. Cela n’a pas empêché les Sudistes de faire une guerre de quatre ans. Les situations ne sont évidemment pas les mêmes. Mais sur ce point précis la comparaison est valable.

De toute manière je ne crois absolument pas au succès de l’OAS à terme. Il est même très possible, et bien sûr nous le souhaitons de toutes nos forces, que nous assistions à un effondrement soudain des « soldats perdus ». Mais je suis frappé par le fait que bien des responsables n’excluent pas, pour l’immédiat, des explosions dont les séquelles provoqueraient davantage de bouleversements que lors des putschs précédents.

En attendant, il faut nous préparer à bien des malheurs. Singulière époque !

Que deviendraient alors les accords d’Évian ?

Si les Musulmans ont sur place la preuve que la France « joue le jeu », c’est-à-dire que l’OAS est restée farouchement combattue alors, malgré les désordres, il pourrait y avoir dans le combat même une alliance, une sorte de coopération militaire ou, si vous préférez, policière. Cela renforcerait les liens de l’Algérie avec la France mais évidemment cela ne prédisposerait pas le FLN à respecter certaines clauses des garanties accordées aux Européens.

Dans le cas contraire la rupture des accords d’Évian se ferait d’elle-même : par constat de l’impossibilité de les appliquer du fait de la carence de l’une des deux parties contractantes.

En attendant, il faut nous préparer à bien des malheurs. Singulière époque ! Avant que vous veniez je feuilletais un livre dont l’auteur ne se souvient probablement pas lui-même. C’est un livre de H. de Montherlant. Il s’agit d’Alger. Savez-vous quel est son titre ? C’est « Il y a encore des paradis ». Entre l’époque où Gide venait chercher en Algérie l’exaltation de ses « Nourritures terrestres » et celle où Camus devait célébrer ses « Noces », nous nous laissions convaincre, nous autre adolescents d’Alger, que nous habitions le dernier paradis terrestre. Aujourd’hui, c’est l’enfer.