Des Algérois se mobilisent en masse pour empêcher la destruction du Bois des Pins. Tout un symbole de la lutte grandissante contre l’arbitraire des autorités.
les habitants de la Cité Bois des Pins ont perdu une première manche dans la bataille judiciaire, le tribunal de Bir-Mourad-Raïs ayant refusé d’interrompre les travaux. Pour autant, ils ne s’avouent pas vaincus et ont décidé d’engager de nouvelles plaintes individuelles.
La bataille a commencé au début du mois de juillet. Un beau matin, les habitants de la cité «Bois des Pins» dans le quartier d’Hydra sur les hauteurs d’Alger apprennent que leur petit bois d’eucalyptus —dont certains sont plus que centenaires— va être rasé et remplacé par un parking à plusieurs étages et un centre commercial. Très vite, la colère gronde et des appels à se mobiliser contre ce projet sont lancés. «On n’a jamais été informé par un tel projet», s’indigne un habitant de la cité qui requiert l’anonymat.
«Ni l’APC (la mairie) ni la Wilaya (la préfecture) ne se sont manifestées. Ça nous est tombé dessus comme la foudre. C’est pour cela que les gens sont tellement en colère. D’abord, parce que ce bois est là depuis bien avant l’indépendance et que ceux qui ont grandi ici y ont joué avant que leurs enfants ne prennent le relais. Ensuite, parce qu’on nous a méprisé en autorisant ce chantier sans que les habitants soient consultés».
Un espace vert menacé par du béton, une population qui se mobilise, des autorités locales aux abonnés absents: ces ingrédients ne sont guère inhabituels et composent une dramaturgie jouée des milliers de fois par an aux quatre coins de la planète. Mais, dans le cas de la cité «Bois des Pins», l’affaire est à plus d’un titre emblématique de l’Algérie d’aujourd’hui. Un pays où la population ne craint pas d’investir la rue pour dire sa colère et où le respect pour les arbres n’est plus ce qu’il était.
L’émeute pour seul recours
Ayant appris le sort funeste qui attendait leur petit bosquet —que certains, il faut le signaler au passage, confondaient parfois avec une décharge— les habitants de la cité «Bois des Pins» n’ont pu se faire entendre des autorités locales. Comme cela arrive souvent en Algérie où l’on recense plus de dix émeutes par semaine, c’est le plus logiquement du monde que, début août, certains d’entre eux —notamment des jeunes— ont empêché par la force le lancement des travaux.
Une victoire éphémère puisque, dès le lendemain, géomètres, conducteurs de bulldozers et autres terrassiers sont revenus accompagnés par la police, la gendarmerie et les brigades antiémeutes. Résultat, des affrontements d’une grande violence entre habitants, femmes comprises, et les forces de l’ordre, des domiciles investis par la force et des interpellations musclées tout cela dans une ambiance de guérilla urbaine parfumée de gaz lacrymogènes.
Comme le montre une vidéo du site Algérie-focus, le bois a commencé à être rasé tandis que les boucliers des forces de l’ordre protégeaient le chantier. De leur côté, les habitants ont dénoncé les violences policières, plusieurs plaintes ont d’ailleurs été déposées, certains d’entre eux les qualifiant d’«assaut de l’OAS».
Nombre d’entre eux se plaignent aussi de la présence permanente des policiers, y compris sur leurs terrasses, et de leurs provocations. Surtout, ils n’admettent toujours pas la hogra (l’injustice) dont ils estiment être victimes. Pour K. Selim, éditorialiste du Quotidien d’Oran, l’affaire relèverait ainsi de la lutte des classes. En effet, si Hydra est l’un des quartiers les plus chics d’Alger, la cité «Bois des Pins» est plutôt populaire ce qui expliquerait pourquoi aucune autorité n’ait pris la peine de consulter ses habitants.
«L’affaire du Bois des Pins est en train de devenir l’histoire d’un combat épique d’une enclave d’Algériens ordinaires face à des autorités et des puissances opaques qui viennent gâcher leurs vies, écrit le journaliste. Depuis les émeutes de janvier, les autorités veulent montrer qu’il n’y a aucune raison de vouloir faire la révolution en Algérie.
Comment ne pas noter dans l’affaire du Bois des Pins une étonnante provocation? L’absence d’une communication claire et simple sur le projet, sa finalité et ses promoteurs ne fait qu’accentuer ce sentiment de « hogra » que des moudjahidates (ancienne combattantes pour l’indépendance) connues ont dénoncé avec véhémence. Difficile, en effet, au vu de cette béante lacune, de ne pas constater, avec les habitants du Bois des Pins, que la destruction d’un espace vert où des générations ont joué et grandi ne s’est pas faite dans le respect de la règle commune, c’est-à-dire de la loi».
Des lois à géométrie variable
Mis devant le fait accompli, les habitants de la cité n’ont de cesse de rappeler que la loi algérienne prévoit que tout chantier immobilier doit être précédé par une enquête publique dite de «commodo et incommodo». Ayant peu d’entregent, faisant partie de cette classe moyenne algérienne tirée vers le bas par une crise sociale qui dure depuis deux décennies, les gens de hadiqat al-sanawbar (le Bois des Pins) n’ont visiblement pas bénéficié de l’application de cette loi.
En clair, à Hydra comme ailleurs, il y a les Algériens qui comptent et ceux qui ne comptent pas et dont personne ne cherche à savoir ce qu’ils peuvent penser d’un projet de parking voire de n’importe quel autre projet pour le pays. Et la colère des concernés est d’autant plus forte que c’est au nom de la loi que les autorités justifient la protection policière dont bénéficie désormais le chantier.
«On ne sait pas qui construit et comment il a eu le permis nécessaire. Il y a des rumeurs sur telle ou telle personnalité. Quand on pose ces questions, on nous dit: « ça ne vous regarde pas. Respectez la loi ». Mais de quelle loi parle-t-on?», s’emporte encore l’habitant de la cité interrogé par SlateAfrique.
Dans un pays où des décisions de justice ont parfois du mal à être appliquées, où le piston et la tchippa (pot-de-vin) sont les meilleurs moyens d’obtenir ce que l’on veut, le fait de se réclamer de la loi pour justifier la destruction d’un espace vert et la mise au pas de toute une cité a indigné une grande majorité d’Algériens. Ces derniers, rompant avec l’habituel chacun pour soi, ont fait connaître leur solidarité avec la cité du Bois des Pins (une page Facebook a même été créée avec pour label «Parking dégage!»).
Officiellement saisie, la justice algérienne doit faire connaître sa décision ce lundi mais cela n’a pas empêché les travaux de se poursuivre, là aussi au nom de la loi. Une posture qui agace les Algériens qui trouvent ce soudain respect des dispositions légales à la fois suspect et totalement décalé par rapport à la réalité qu’ils vivent. En effet, ces derniers, comme le rappelle un article du journaliste Abed Charef, sont de plus en plus tentés de se faire justice eux-mêmes pour pallier au retrait de l’Etat et des forces de l’ordre. Témoin ces milices qui se forment pour faire face à l’apparition de véritables gangs qui font des descentes en plein Bab-el-Oued ou dans d’autres villes du pays.
«L’Etat se retire. La criminalité augmente. On ne sait plus à qui il faut s’adresser pour obtenir ses droits. Il y a de quoi être en colère quand, soudain, l’Etat se manifeste au nom de la loi pour imposer une décision injuste», analyse un avocat qui habite à proximité de la cité du Bois des Pins
Alger outragée, Alger martyrisée
L’affaire du Bois des Pins est aussi un révélateur du sort que subit la capitale algérienne depuis plusieurs années. Constructions anarchiques et hideuses, absence concrète d’un plan d’urbanisme, délabrement de vieux bâtiments de la période coloniale: la ville que l’on appelait jadis le «petit Paris» ne cesse de subir des outrages au quotidien. Même les quartiers dits huppés n’échappent pas au massacre.
Ainsi le quartier d’El-Biar, petit joyau d’architecture des années 1930 est devenu une concentration de rôtisseries et autres commerces informels. Ici comme à Hydra ou à Kouba, de petites villas aux toits de tuiles rouges sont détruites pour être remplacées par des immeubles de plain-pied. Parfois, la maison survit mais son garage est transformé en commerce. Partout, l’argent des begarras (les vachers), ces gens qui ont fait fortune durant les vingt dernières années grâce à l’ouverture du commerce extérieur et qui viennent souvent de l’intérieur du pays, fait la loi.
Que l’un des derniers espaces verts d’une capitale asphyxiée par la circulation automobile soit condamné à disparaître n’est finalement pas étonnant. C’est la juste continuation d’une attaque en règle contre ce qui reste de l’identité européenne d’Alger. Comme à Damas ou à Beyrouth, le cœur même de la ville est empoisonné par le bêton et, surtout, le mauvais goût des parvenus dont certains sont d’anciens islamistes reconvertis dans les affaires après les lois d’amnistie. Et ces derniers, comme d’autres promoteurs immobiliers aux dents longues, sont aux aguets.
Dans leur viseur, il y a bien plus important que le Bois des Pins ou les petites villas de Hydra ou d’El-Biar. Leur cible prioritaire, le gros gâteau dont ils rêvent est la Casbah, la vielle ville arabo-turque qui n’en finit plus de tomber en ruine alors qu’elle est inscrite au patrimoine de l’Unesco. Là aussi, pullulent les projets de grands ensembles résidentiels avec vue imprenable sur la baie d’Alger.
Les dirigeants algériens n’aiment plus les arbres
Un autre enseignement de l’affaire du Bois des Pins concerne le rapport des dirigeants algériens à l’arbre. Il fut un temps où le reboisement du pays était une priorité nationale. Il fallait effacer les effets du napalm colonial et faire reverdir les hauts plateaux. Dans les années 1970, il était impossible pour un appelé du service militaire ou à tout élève d’une école militaire d’échapper à une sortie dans les montagnes ou les hauts plateaux pour planter des pins ou des eucalyptus ou encore des chênes-lièges.
Dans l’une de ses chroniques, le journaliste Kamel Daoud évoque ainsi le fameux «barrage vert» cher au président Boumediene. Pour mémoire, ce projet lancé au milieu des années 1960 —en même temps que la route transsaharienne qui relie Alger à Tamanrasset— devait permettre de stopper l’avancée du Sahara grâce à la plantation de trois millions d’hectares de pins d’Alep et de résineux. Mais le projet s’est enlisé dès le début des années 1980 sans aucune volonté politique pour le relancer.
C’est un fait, l’Algérie ne reboise plus. Préférant utiliser ses recettes pétrolières pour construire des autoroutes, elle laisse le désert avancer. Mieux, elle précède son action puisque dans le Nord, des arbres centenaires tout comme des vergers disparaissent les uns après les autres, avalés par le béton et l’incurie des autorités pour qui la préservation de la nature est la dernière des priorités.
Une anecdote —invérifiable— résume bien cet état d’esprit. En visite à Tlemcen dans un bâtiment du XVIe siècle en voie de rénovation, un dirigeant algérien aurait ainsi exigé que l’on abatte les arbres (centenaires) à l’intérieur de la cour au prétexte que ces derniers n’existaient pas au moment de sa construction.
Nombre d’Algériens peuvent en témoigner. La haine que certains responsables, locaux ou nationaux, éprouvent à l’égard des arbres est une réalité. Qu’importe pour eux qu’Alger, ou d’autres villes du pays, soient parmi les plus polluées d’Afrique du nord. Qu’importe pour eux que des pans entiers du barrage vert aient été détruits par des parasites que quelques centaines de millions de dollars auraient suffi à éradiquer.
Face à cela, il est impossible de ne pas penser à la dévastation du Maghreb central lors de son invasion par la tribu des Banu Hilal au XIe siècle. Outre leur caractère belliqueux, ces nomades venus d’Arabie et chassés d’Egypte avaient, semble-t-il, la très mauvaise habitude de saccager forêts et vergers. Des photographies satellites de la ville tunisienne de Sfax ont ainsi montré il y a quelques années que plusieurs milliers d’hectares d’oliviers avaient fait les frais de leur passage. Dès lors, on peut se demander si chaque arbre coupé en Algérie n’est pas un lointain écho aux us et coutumes hilaliennes…
Akram Belkaïd