Alain Antil : «Le dispositif sécuritaire militaire du CEMOC mené par l’Algérie est une très bonne initiative»

Alain Antil : «Le dispositif sécuritaire militaire du CEMOC mené par l’Algérie est une très bonne initiative»

Comme jamais dans le passé, la région du Sahel est devenue ces dernières années un véritable fief où se côtoient terroristes d’Al Qaîda, trafiquants d’armes, de drogue de tous poils et autres contrebandiers.

Mais si la région pullule de groupuscules aux intérêts étroitement imbriqués, il n’en demeure pas moins que les Etats et les gouvernements de la région ne sont pas restés, pour autant que la menace soit réelle, les bras croisés. De nombreuses initiatives ont été amorcées en vue d’appréhender le phénomène, dans un cadre de coopération et de coordination régionale et internationale. A ce titre le dispositif CEMOC compte parmi les plus importants. Pour en savoir davantage sur cette problématique sécuritaire très complexe dans la région, nous nous sommes rapproché d’Alain Antil, chercheur et responsable du programme Afrique subsaharienne à l’IFRI, enseignant également à l’Institut d’études politiques de Lille et à l’Institut supérieur technique outre-mer (ISTOM). Il nous livre dans cet entretien exclusif à El Moudjahid, son analyse et un certain nombre d’éléments d’information par lesquels il apporte plus d’éclairage sur les événements ayant eu lieu dans la région et sur les développements à venir.

M. Antil, la zone du Sahel est devenue depuis quelques années la plaque tournante du trafic de drogue en provenance de l’Amérique latine. Qu’est-ce qui explique cela ?

L’Afrique de l’Ouest, les pays sahéliens comme le Mali et la Mauritanie sont effectivement devenus des zones de transit. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de consom- mation ou très peu en Afrique de l’Ouest. Parce que c’est moins dangereux, aujourd’hui, de faire transiter la drogue par l’Afrique de l’Ouest quand on vient de Colombie pour aller en Europe que de passer par les lignes atlantiques qui, elles, sont beaucoup plus surveillées. Les moyens de transport utilisés pour transférer les marchandises vers l’Europe sont les avions et les bateaux. Ces derniers sont beaucoup plus surveillés dans la partie nord de l’Atlantique. Donc il est devenu dan- gereux pour les trafiquants de passer directement. Si on parle des lignes commerciales, les vols qui viennent du Pérou, de Bolivie, sont plus surveillés par rapport à ceux qui viennent d’Afrique.

Quels sont les pays les plus touchés par ce trafic et qui sont les acteurs du trafic de drogue en Afrique ?

Beaucoup d’acteurs de nature très différente participent à ce crime. On trouve à la fois des cartels latino-américains « colombiens » et des mafias européennes, comme la mafia italienne Cosa Nostra. Il y a aussi des groupes criminels de l’Ouest africain, en particulier des groupes non structurés, comme celui du Nigeria et du Ghana. Cependant, on a remarqué ces trois dernières années qu’il y a aussi des mafias locales qui voient le jour, notamment dans les pays où l’autorité de l’État est faible. Mais c’est extrêmement différent d’un pays à l’autre. Il y a d’autres acteurs, des groupes d’hommes qui traversent le Sahara. Ce sont des commerçants qui se sont spécialisés dans ce type de trafic comme les Beni Hamich et les touarègues nigériens et maliens, qui sont sécurisés par l’AQMI. Mais ce dernier, et selon ce que j’ai vu et les entretiens que j’ai fait, n’est pas du tout un acteur majeur dans le trafic de drogue, c’est un acteur parmi d’autres au Sahara.

Le Sahel a non seulement connu sur son sol le trafic de drogue mais a aussi abrité de grands chefs terroristes. Quelle est l’ampleur de la menace et dans quelle mesure ces attaques nuisent-elles au développement de la région, et ce malgré la lutte antiterroriste engagée ?

Aujourd’hui, en ce qui con-cerne les pays sahéliens, c’est que la branche saharienne de l’AQMI était essentiellement au nord du Mali. Ils ont fait des actions dans d’autres pays tels que le Niger et la Mauritanie. Ce dernier pays en particulier depuis deux ans a transformé son appareil sécuritaire. Par conséquent, l’AQMI a trouvé beaucoup plus de difficulté pour pénétrer sur son sol. En effet, les accrochages qui ont lieu dans la zone d’ « Oued Agou » à la fin juin et au débuts juillet derniers entre les forces armées mauritaniennes et des membres de l’AQMI. Ces derniers ont perdu deux fois la bataille, ce qui les a obligés à repartir au nord de Tombouctou où ils ont établi une base fixe à quelques dizaines de kilomètres de la frontière mauritanienne.

Quel est votre avis sur l’évolution d’Al Qaida au Maghreb et sa poussée dans le Sahel ?

Sur Al Qaida islamique au Maghreb, je pense qu’il y a deux entités, mais moi je parle de la branche saharienne de l’AQMI qui représente 200 à 300 personnes qui sont bien équipées par des moyens d’armement et moyens de transport. Mais leur problème aujourd’hui, c’est qu’ils sont soumis à un certain revers où ils ont perdu certains hommes. A savoir que depuis juillet dernier, ils ont perdu 25 à 50 hommes. Aujourd’hui cette organisation terroriste est toujours opérationnelle et elle peut être très dangereuse. Mais son objectif actuellement concerne beaucoup plus la collecte d’argent et d’armes, et surtout le recrutement des combattants.

La circulation libre des armes de guerre fait craindre le pire. Dans ce contexte, ne pensez-vous pas que cela représente un danger réel pour l’Algérie qui partage plus de 900 kilomètres avec ce pays ?

Bien sûr. Le fait qu’à chaque fois il y a un conflit. En effet, les armes circulent facilement, et ça devient une menace pour les pays du Sahel, notamment l’Algérie. Donc c’est quelque chose qu’il faut prendre très très au sérieux. Dans ce cas, je pense qu’aucun pays de la zone ne sera épargné.

L’Algérie cherche à mettre sur pied une unité militaire opérationnelle composée de plusieurs armées des pays de l’Union africaine, et qui sera dotée de moyens et de prérogatives assez larges pour y mener la lutte antiterroriste. Cette orientation a fait échec au souhait américain d’imposer une Africom en bonne et due forme. Comment vont évoluer les choses dans une région qui suscite largement l’intérêt des stratégies des puissances?

Le dispositif sécuritaire militaire du « CEMOC » mené par l’Algérie, c’est une très bonne initiative qui est née en avril dernier. Il y a trois pays – Mali, Mauritanie, Niger – qui se sont joints à l’Algérie, pour la création de ce centre de commandement à Tamanrasset. Il est évident que puisque on a affaire à des menaces transnationales, les réponses ne peuvent être que transnationales. Il y a quelques années, le problème auquel était confronté la région, c’est que l’un des pays n’avait pas l’habitude de collaborer avec les autres pays pour l’échange d’informations. Donc tout ce qui pourrait aller dans le sens d’une mutualisation des efforts, des échanges et des patrouilles communes va dans le bon sens. Il reste maintenant que le CEMOC doit sortir de cette fondation et commence à agir sur le terrain parce qu’il existe depuis une année mais sans aucun acte concret jusqu’à présent. Pour l’Africom, je ne pense pas que ce commandement américain, d’ailleurs déjà opérationnel et basé à Stuttgart, concerne uniquement cette zone, mais tous le continent africain. L’initiative algérienne n’a pas fait disparaître, à ma connaissance, Africom et n’empêchera vraisemblablement pas le renforcement des coopérations sécuritaires entre les pays sahéliens et l’UE.

La coopération sécuritaire dans la région peut-elle être efficace? Les enjeux sont divers, le grenouillage des services de renseignement occidentaux ne ris-que-t-il pas de devenir un fardeau de plus?

Effectivement, il y a une initiative régionale que tout le monde a saluée et je crois qu’elle est l’un des moyens importants pour lutter contre ce phénomène. La coopération sécuritaire peut être efficace si les Etats de la région et leurs partenaires extérieurs échangent des informations. Il faut également que l’Algérie, la France et les Etats-Unis soient davantage alliés que concurrents concernant cette question, qui malheureusement semble en cacher d’autres. Le fait que l’Algérie fait partie de cette organisation ne veut pas dire qu’elle ne peut pas avoir des relations avec les Etats-Unis, même en matière sécuritaire. Ce qui est valable pour l’Algérie l’est aussi pour d’autres pays. Chaque pays a son histoire et il a le droit de choisir sa coopération sécuritaire avec le pays qu’il veut. Il se trouve que plusieurs pays veulent participer à la lutte contre ce phénomène. On pense évidemment à la France et aux Etats-Unis qui travaillent sur une réponse commune mais j’estime que si on arrivait à harmoniser toutes ces réponses pour qu’ils ne soient pas contradictoires, la sécurité sera plus prenante.

Existe-t-il un lien entre ce trafic et le terrorisme qui sévit dans la région ?

Tout le monde dit qu’il y a un lien entre les deux phénomènes, mais je pense qu’il faut étudier les deux aspects d’une manière séparée, parce qu’il y a entre eux une petite connexion. Dans ce sens, je ne pense pas que l’AQMI soit financée majoritairement par l’argent du trafic et je ne crois pas que l’AQMI soit un acteur déterminant et très important de ce trafic. Elle ne puise pas ses ressources du trafic de drogue pour financer ses opérations, acheter des équipements et payer ses troupes Pour tout ce que je sais, certaines zones sont sécurisées par des convois. Ce n’est pas cette organisation qui va acheter de la drogue en Colombie et qui vient à Alger ou à Paris pour la vendre.

Interview réalisée par Makhlouf Ait Ziane