Quelques semaines après l’accident vasculaire cérébral de Hocine Aït Ahmed, en janvier 2015, nous avons eu l’occasion de rencontrer Ali Haroun à Paris, lors du Colonial Tour 2015.
Nous lui avons posé quelques questions sur le combat du défunt et ses positions historiques depuis l’indépendance. Nous sommes particulièrement revenus avec lui sur l’épisode de l’arrêt du processus électoral, en 1992.
– Comment avez-vous connu Hocine Aït Ahmed ?
Je le connaissait de nom quand j’étais jeune. On entendait parler de l’Organisation Spéciale (OS) dont il était le responsable national tout de suite après Mohamed Belouizdad. Personnellement et physiquement, je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer et de travailler avec lui. Dès le 22 octobre 1956, il a été enlevé par les autorités coloniales dans l’avion détourné avec quatre autres responsables de la Révolution (Boudiaf, Ben Bella, Khider et Lacheraf, ndlr).
Mais quand je suis devenu responsable de la Fédération de France du FLN, à partir de 1958, j’étais chargé du contrôle et du suivi des détentions de nos militants dans les prisons françaises et dans au moins quatre centres d’internement. Je m’occupais donc aussi des Cinq historiques. J’avais des informations régulières sur Aït Ahmed et ses camarades depuis qu’ils étaient à la prison de la Santé, puis à l’île d’Aix, ensuite au château de Turcan et enfin au château d’Aulnois. Je l’ai rencontré personnellement pour la première fois en mai 1962, lors du Congrès de Tripoli. C’est là que j’ai discuté longuement avec lui.
– C’est le congrès de la discorde qui a engendré la crise post-indépendance au sein du GPRA puis à l’Assemblée constituante. Quelles étaient ses positions lors des débats ?
Aït Ahmed était opposé à Ben Bella qui voulait constituer un certain bureau politique (BP) du FLN contre la volonté du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Je ne peux pas affirmer qu’Aït Ahmed soutenait le GPRA, mais une chose est sûre, il était contre la position de Ben Bella.
D’ailleurs, nous n’avons pas vraiment eu le temps de savoir clairement quelle était la position du GPRA puisque le congrès s’est conclu sans vote sur la composition du BP. Pour plus de détails, il existe un procès-verbal du congrès aux Archives nationales. Plus tard, j’ai revu Aït Ahmed à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Il intervenait beaucoup dans une assemblée riche, où des hommes pouvaient parler et étaient capables de dire non…
– Dans quel sens étaient les interventions du député Aït Ahmed ?
D’abord, si j’ai bonne mémoire, il n’a pas voté pour Ben Bella comme chef du gouvernement. Nous étions 21 députés sur 175 à ne pas voter pour Ben Bella car nous estimions que ce qu’il avait déclaré à Tlemcen — en disant qu’il était «la légitimité FLN» — est inexact. Pour la raison bien simple qu’on n’a pas eu le temps, à Tripoli, de procéder aux élections. Je crois également qu’Aït Ahmed était contre la Constitution de 1963, faite au cinéma Majestic (actuelle salle Atlas, ndlr). Ben Bella a ramené ensuite le texte à l’ANC, nous demandant de le voter. J’étais moi-même membre de la commission chargée de rédiger l’avant-projet de Constitution. Je n’ai jamais participé à la rédaction du texte présenté. Je l’ai découvert le jour de la plénière.
– Justement, après ce coup de force anticonstitutionnel, Aït Ahmed passe dans l’opposition et cofonde un autre parti politique. Avez-vous eu l’occasion de le rencontrer après la création du FFS ?
Non, je ne l’ai pas vu. Il ne m’a pas proposé, non plus, d’être membre du FFS même si nous étions, durant les débats à l’ANC, sur la même longueur d’onde. J’étais néanmoins au courant. J’avais eu des informations sur l’existence de plusieurs projets d’organisation d’une opposition contre Ben Bella, notamment ceux de Krim Belkacem, Mohand Oulhadj, Mohamed Boudiaf et aussi quelques responsables de la Wilaya IV. Je n’ai revu Aït Ahmed qu’en 1989, après l’ouverture politique.
– Il a dit dans ses témoignages que vous l’aviez rencontré avec le général Khaled Nezzar pour lui proposer la présidence de la République après l’arrêt du processus électoral, en décembre 1991…
C’est exact. Mais il ne le voulait pas. Il a refusé d’être Président car il pensait que l’arrêt du processus électoral était un coup d’Etat. Or, nous avons essayé de le convaincre que ce n’était pas le cas. Il nous a suggéré d’aller au deuxième tour. On lui a dit que si on le faisait, le Front islamique du salut (FIS) allait remporter les élections avec un risque d’avoir plus des trois quarts des sièges de députés. Ce qui lui aurait permis de changer la Constitution.
– Pourquoi avez-vous proposé à Aït Ahmed et à Boudiaf le poste de Président alors que c’est l’armée qui a décidé d’arrêter le processus électoral ?
Avant cela, nous avons essayé de trouver une solution selon la Constitution de 1989. Le 31 décembre 1991, l’Assemblée nationale avait terminé sa législature. Le 9 janvier, Chadli démissionnait. Et contrairement à ce que disent beaucoup de gens, il n’a pas été poussé à la démission par l’armée. Je lui ai posé la question des années après, il a nié ces allégations.
Selon la Constitution de l’époque, en cas de vacance de la Présidence, c’est le président de l’Assemblée qui devient Président par intérim pendant 45 jours, le temps d’organiser des élections présidentielles. Or, il y avait absence d’Assemblée. Dans ce cas, toujours selon la même Constitution, c’est le président du Conseil constitutionnel qui devait assurer la Présidence par intérim, mais seulement «en cas de décès du Président». Donc, nous avons demandé à Benhabiles de le faire.
Ce dernier a refusé sous prétexte que le Président avait démissionné et n’était pas mort. Après ce refus, la Constitution ne disait plus rien. Le Haut Conseil de sécurité (HCS) – dont faisaient partie deux militaires, Khaled Nezzar, ministre de la Défense, et Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée – a pris le relais pour trouver une autre solution…
– Et donc offrir la présidence de la République, transformée en Haut Comité d’Etat (HCE), à l’un des historiques de la Révolution afin d’assurer une légitimité au pouvoir, comme en 1962…
Une solution extérieure à la Constitution s’imposait, mais elle ne devait pas être contre la Constitution. Le HCE a essayé de régler le problème constitutionnel en donnant la charge de la présidence de la République à un groupe qui soit aussi représentatif de la société algérienne. C’est pourquoi il a créé un petit comité pour réfléchir à une solution qui soit la plus conforme possible avec la Constitution.
Dans ce comité, il y avait quatre personnes : deux personnes proposées par le gouvernement – Aboubakr Belaïd et moi-même – et deux personnes proposées par l’armée, le général Touati et le général Taghirt. Nous avons pensé qu’un Haut Comité d’Etat était la meilleure solution. Le problème était de trouver le chef de cette collégialité. Malgré nos arguments, Aït Ahmed était contre dès le début.
A ce moment-là, nous avons pensé à d’autres comme Mehri, Taleb Ibrahimi et surtout Mohamed Boudiaf. C’est lui qui a finalement accepté. C’est moi-même qui suis allé le voir au Maroc car il avait été mon responsable durant la Guerre de Libération nationale avant qu’il ne soit arrêté en compagnie d’Aït Ahmed justement. C’était un ami personnel et j’étais en relation avec lui pendant longtemps, même après l’indépendance.
– Hocine Aït Ahmed a expliqué plus tard que c’étaient Khaled Nezzar et les militaires de l’époque qui avaient tout orchestré en voulant se protéger. Qu’en pensez-vous ?
Khaled Nezzar avait joué un rôle important dans cette solution car on ne pouvait rien faire sans l’armée. Même dans toutes les initiatives politiques d’aujourd’hui, je peux vous assurer qu’on ne pourra rien faire sans l’armée. Depuis 1962, où Ben Bella s’est appuyé sur Boumediène pour prendre le pouvoir, on ne peut rien faire en Algérie sans l’accord de l’armée.
– Avez-vous eu l’occasion de discuter de tout cela avec Si L’Hocine ?
Je n’ai malheureusement pas revu Aït Ahmed depuis 1992, car je n’ai jamais compris sa position. Je n’ai pas compris non plus sa participation à la conférence de Sant’Egidio en présence du FIS. Je peux me tromper, mais c’est mon opinion. Au-delà, c’est un homme que je respecte beaucoup pour tout ce qu’il a donné à l’Algérie.