Aïssa Manseur, expert en agriculture : «Epizootie des ruminants, on aurait pu éviter le taux élevé de mortalité»

Aïssa Manseur, expert en agriculture : «Epizootie des ruminants, on aurait pu éviter le taux élevé de mortalité»

Leïla Zaïmi

« Notre agriculture manque de stratégie et de perspective ! La campagne de vaccination est mal menée. La situation sera maîtrisée tôt ou tard, mais à quel prix puisque l’opération d’indemnisation va se dérouler dans des conditions opaques ! Nous ignorons qui possède quoi ? ou encore qui a perdu quoi. Il est indispensable de concevoir une politique agricole adéquate, efficace et efficiente. » Ce sont les points les plus importants qu’a abordés Aïssa Manseur, expert en agriculture, dans un entretien à notre quotidien Reporters.

Reporters : La dernière épizootie des ruminants nous a dévoilé l’incapacité des laboratoires en Algérie, en matière de production de vaccins contre la peste des petits ruminants, à votre avis pourquoi ?

Aïssa Manseur : Vous parlez de la production de vaccins ? Je pense qu’on est très loin pour atteindre cet objectif, s’il est déjà un objectif ! Il faut tout d’abord parler de l’inexistence de laboratoires pour diagnostiquer les différentes maladies qui peuvent affecter nos cheptels. Est-ce que c’est normal qu’un pays comme le nôtre, qui dispose d’une richesse animale importante, dont l’ovin seulement dépasse les 26 millions de têtes, et qui ne dispose pas de laboratoires d’analyses pour la santé animale ? Chaque fois que des symptômes apparaissent sur les animaux, on est contraints d’envoyer des échantillons à l’étranger pour procéder aux analyses !

Comment ne pas penser à réaliser ce genre de projets dans les régions pionnières de l’élevage ovin ? La région steppique est un pôle par excellence de production de viande ovine mais ne dispose d’aucun moyen pour développer cette filière.

On a toujours dit que notre agriculture manque de stratégie et de perspective ! Durant l’application du Plan national de développement de l’agriculture qui a « bouffé » un budget de 3 000 milliards de dinars à travers lequel on a financé et soutenu « n’importe quoi et n’importe comment » Jamais des idées constructives n’ont été avancées pour servir de base au développement du secteur.

Vous avez dit que l’Algérie aurait pu éviter ce budget de vaccins ainsi que la perte des animaux, comment ?

Le budget consacré au vaccin ne peut être évité, il est incontournable de procéder au vaccin pour arrêter la propagation de la maladie et préserver ainsi le cheptel ovin et caprin. Il est à rappeler que les services vétérinaires procèdent annuellement à des campagnes de vaccination contre la fièvre aphteuse pour les bovins et contre la clavelée pour les ovins. Par contre, on aurait pu éviter le taux élevé de mortalité si on avait diagnostiqué correctement et au moment opportun. Ce qui s’est passé est qu’on a soupçonné la rage des petits ruminants (RPR) alors que la maladie qui fait rage c’est bien la fièvre aphteuse. Des foyers de RPR ont apparu dans différentes régions mais les autorités compétentes se sont précipitées pour faire une commande d’importation de vaccin contre cette maladie alors qu’il aurait fallu prendre au sérieux la fièvre aphteuse qui d’habitude affecte les bovins.

Vous avez critiqué la manière dans laquelle le vaccin est distribué, en disant que ça ressemble à un « tirage au sort » des estivants. Pourquoi ? Et quelles seront les conséquences de cette opération ?

La commande effectuée par le ministère de l’Agriculture est de 21 millions de doses. Après plus de deux mois, on n’a pu réceptionner que 5 millions de doses, soit le quart de la commande totale. Comment peut-on gérer la campagne de vaccination avec cette quantité très réduite de vaccins sachant que plus de 30 wilayas sont concernées par cette opération ? Quant au tirage au sort, ce sont les responsables qui ont préconisé cette méthode qui ne repose sur aucun argument logique.

Il s’agit bien d’une maladie qui peut décimer le cheptel, comment peut-on alors procéder par tirage au sort pour bénéficier du vaccin ? Il aurait fallu importer les quantités suffisantes de vaccins dans les meilleurs délais. Un tirage au sort ne peut se faire quand il s’agit de combattre une maladie dangereuse et très contagieuse. Hormis les problèmes déjà cités, il existe également d’autres difficultés d’ordre technique qui entravent la bonne marche et l’efficacité de cette campagne, ce sont les sujets porteurs de virus mais qui ne manifestent aucun symptôme et qui ne devront pas être vaccinés ! Comment peut-on les détecter en l’absence d’un laboratoire d’analyse. Cette vaccination « inutile » peut leur être fatale. En plus, vacciner des sujets non concernés est un gaspillage pur des doses de vaccin !

Le virus continue toujours de tuer les animaux depuis des mois. Est-ce que nous pouvons dire que l’Algérie est incapable de maîtriser la situation ? Quel est votre constat ?

Le virus sévira toujours si on ne développe pas un plan pour le contrecarrer. Le vaccin contre la fièvre aphteuse n’est pas encore disponible et la vaccination ne peut concerner que le cheptel sain, c’est-à-dire les sujets porteurs de virus ne bénéficient d’aucun traitement. Les plus faibles succombent d’autres peuvent développer l’immunité et, par conséquent, vivront. La situation sera maîtrisée tôt ou tard, mais à quel prix ? Même les moyens matériels et humains, dont disposent les services vétérinaires au niveau des wilayas, ne peuvent en aucun cas aider à mener à bien la campagne de vaccination. Lorsqu’on rencontre une crise pareille on se rend compte du marasme profond dont lequel baigne la filière de l’élevage en Algérie, notamment ovin, qui dispose d’un cheptel de plus de 26 millions de têtes. Une filière qui n’est pas du tout organisée et n’est régie par aucune législation.

Vous avez déclaré, dans une publication sur votre page Facebook, « la peste des petits ruminants et la fièvre aphteuse profitent bien aux bandes mafieuses », pouvez-vous nous expliquer ces propos ?

C’est tout à fait normal, puisque l’opération d’indemnisation va se dérouler dans des conditions opaques ! Quand on voit l’anarchie dans laquelle cette profession est exercée, il faut s’attendre à ce que l’indemnisation des éleveurs « sinistrés » ne pourra jamais être juste et justifiée ! En l’absence de l’identification des éleveurs par un fichier national et la non-identification des cheptels, il est quasiment impossible de savoir de façon exacte qui possède quoi, ou encore, qui a perdu quoi. Pour les éleveurs assurés, le problème ne se pose pas, mais cette frange ne représente qu’une minorité ; les éleveurs n’assurent pas leurs cheptels et même s’ils sont recensés et connus, leur cheptel ne l’est pas ! Pour procéder à l’indemnisation de ceux qui n’ont pas de P-V des services vétérinaires, attestant le nombre de sujets atteints, abattus ou incinérés, on a préconisé le témoignage de trois personnes ! Est-il possible d’appliquer une telle procédure pour être indemnisé ? N’est-ce pas un avis d’appel à la dilapidation des deniers publics ?

Selon vous, quelles sont les perspectives que l’Algérie doit prendre en considération désormais pour éviter tous ces dégâts ?

Pour, désormais, éviter les dégâts dans toutes les filières du secteur et mener à bien le processus du développement agricole, il est indispensable de concevoir une politique agricole adéquate, efficace et efficiente, qui prenne en considération tous les atouts dont dispose notre agriculture et les faire développer, avec des programmes qui s’appuient sur une stratégie claire et sans ambiguïtés.

Il est temps de donner à l’agriculture l’importance requise et la priorité absolue et de n’épargner aucun effort pour la mettre sur les rails. Le défi est dur mais pas impossible !