«Cette année, c’est plus que certain: l’on fera de la ménagère qu’une seule et unique bouchée; c’est que peu nombreux, pour ne pas dire rares, seront ceux qui se permettront le luxe de consentir le sacrifice suprême, ne serait-ce qu’un agneau de lait», décoche d’entrée Rabah, un boucher qui a pignon sur rue, rencontré hier vendredi au marché couvert de la ville de Tiaret.
En effet, à près de quinze jours des fêtes de l’Aïd El- Adha, il y a le feu aussi bien dans les étalages chez les bouchers de la ville que dans les marchés à bestiaux de la région. Jeudi dernier encore, au marché couvert de la ville, la viande ovine était cédée contre la modique somme de mille cent dinars le kilogramme.
Que dire alors de la volaille qui a pris carrément l’ascenseur ces derniers jours avec des prix rédhibitoires, puisque le poulet de chair a atteint ce weekend le «pic» infranchissable des 450,00 dinars le kilo. A Sougueur, dans le deuxième plus important marché à bestiaux du pays et même au Maghreb, un antenais d’une vingtaine de kilogrammes avait fière allure et était cédé cette semaine à 39.000 dinars sous le regard médusé du chaland désemparé.
Même la race caprine, peu appréciée par rapport à l’ovin, flirte avec des niveaux inégaux, puisqu’une chèvre d’à peine vingt kilogrammes est proposée à plus de vingt mille dinars/pièce. Après la «coupe réglée» du Ramadhan et de l’Aïd, suivie une encablure plus loin par «l’essorage » de la rentrée scolaire, la ménagère n’a même pas eu le temps de faire la «soudure» avec l’autre Aïd, qu’elle a déjà un genou par terre.
Ceci sans parler des nombreux Algériens qui seront obligés de faire le sacrifice… (sans mauvais jeu de mots) sur une fête à la charge symbolique des plus fortes chez la famille algérienne. Il n’y avait pas grand monde tôt dans la matinée de lundi dernier au marché à bestiaux de Sougueur.
«Même si d’aucuns gardent espoir d’acquérir une bête auprès des fermes pilotes où les prix sont plus abordables, les gens sont ruinés; ils n’ont plus d’argent, c’est la dèche totale», confie, d’une voix nouée, un homme enturbanné qui ne cache pas son inquiétude de voir le chaland se faire de plus en plus rare. Véritable baromètre de toute la région pour la mercuriale des prix des viandes rouges, le marché de Sougueur a de tout temps été considéré comme le principal pourvoyeur en bêtes vivantes de pratiquement l’ensemble des wilayas du pays.
«Des camions, en provenance de toutes les régions du pays commencent à arriver à Sougueur pour emporter des cargaisons entières de moutons », s’inquiète un éleveur de Aïn Dheb qui nous dit «craindre Dieu pour ne pas vendre ses bêtes au prix coûtant».
«Mais comment expliquer, et encore moins justifier qu’une région qui compte un cheptel ovin parmi les plus importants du pays, le prix de la viande soit si cher», s’interroge un fonctionnaire à la commune de Frenda, venu tâter le pouls, à trois semaines du jour J.
Pour les gens au fait des «voies impénétrables» du monde de la terre, le renchérissement horrible de l’aliment du bétail sur le marché international, avec des répercussions directes sur le marché local, le mouton vend très cher sa peau cette année. Dans un coin reculé du marché, un autre maquignon, sirotant un café fumant sous un abri de fortune, nous parle du «piége» dans lequel risquent de tomber de nombreux pères de famille, celui d’acheter un mouton… sentant fort le poulet.
En plus clair, notre interlocuteur nous explique, avec force détails, qu’à chaque fois que l’aliment de bétail prend l’ascenseur, les éleveurs sont obligés de nourrir leur cheptel avec un aliment préparé à base de farine de volaille, «ce qui a pour conséquence d’engraisser rapidement les bêtes mais surtout leur donner une forte odeur de poulet une fois sacrifiées», nous confie-t-il d’un sourire malin.
Dans ce véritable capharnaüm qu’est le marché à bestiaux de Sougueur, les moutons sont agglutinés par pelotons entiers mais les prix vont certainement continuer à monter jusqu’au 26 octobre, date prévue de la fête du sacrifice.
Peu avant la fermeture du marché à bestiaux, une vigoureuse bête encornée est soigneusement tenue en laisse par un maquignon, au regard vif. Il joue de l’oeil dans toutes les directions à la recherche d’un client qui ne viendra sans doute pas. Parce que pour lui, cette année, «logiquement, une bête encornée, tout juste moyenne, ne peut pas être cédée à moins de 35.000,00 dinars» jure-t-il par tous «ses» dieux.
LE DIKTAT DES MAQUIGNONS
Cette année encore et en vertu d’une «loi» non écrite (vieille comme le monde), les prix des viandes comme ceux d’ailleurs des fruits et légumes s’emballent à chaque fois que le ciel se montre généreux, comme c’est le cas cette saison.
L’orge, aliment de bétail par excellence, est disponible en quantités largement suffisantes avec des prix hors de portée des éleveurs. «Qu’il est loin ce temps où, à la suite d’une longue période de sécheresse, les éleveurs étaient obligés, la mort dans l’âme, de sacrifier une bête pour nourrir trois autres», soupire un boucher fort connu, installé depuis des lustres au marché couvert de la ville de Tiaret.
Au marché à bestiaux de Tiaret, si le nombre de têtes de mouton et autres caprins proposés à la vente est très important, les prix battent tous les records: un antenais d’à peine dix-huit kilos est proposé vingt-neuf mille dinars. Qui dit mieux ? Un homme vêtu d’un costume rutilant tâte la toison d’un mouton, comme pour montrer à son «proprio» qu’il n’a nullement l’intention de se laisser berner.
Un autre chaland, flanqué de ses deux enfants, vérifie la dentition de la bête encornée pour tenter de déterminer son âge. Il finira par l’acquérir moyennant le tarif «assommant » de 42.000,00 dinars, sous le regard ravi de ses deux rejetons. Mais ce qui risque de tirer encore plus les prix vers le haut, ce sont ces intermédiaires et autres spéculateurs zélés qui font dans la rétention des cheptels jusqu’au dernier moment.
LA «RUINE» DES BOUCHERS
Depuis plus de deux années, à Tiaret comme ailleurs dans le pays, le métier de boucher périclite à vue d’oeil. Pour la seule capitale du Sersou, plus de cent trente bouchers ont mis la clef sous le paillasson, selon un représentant de l’Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA).
Pour un autre boucher au marché de «Volani», la hausse vertigineuse des prix de la viande fraîche s’explique aussi par l’envahissement du marché local par des quantités astronomiques de viandes congelées.
La «période de soudure», comme on dit dans un autre marché, représentée par le grand pèlerinage et l’Aïd El- Adha, est une période où, traditionnellement, les prix des viandes prennent l’ascenseur sans crier gare.
Après un Ramadhan «ruineux», suivi dans la foulée par une rentrée scolaire tout aussi «essoreuse», la priorité de la ménagère est-elle disposée à recevoir un… autre coup de corne à son porte-monnaie en sacrifiant à un rite quasi inévitable, quoi qu’il en coûte ? Rien n’est moins sûr.
«Et avec le poulet qui reprend son envol vers les hautes altitudes, nombreux sont ceux qui ne goûteront pas à un traître morceau de viande avant longtemps» commente, la voix éteinte, une ménagère rencontrée vendredi au marché de Sonatiba. Même si, pour ce boucher d’un certain âge, assis sur un tabouret déglingué au marché couvert de la ville, à attendre un improbable client, on ne peut jamais avoir la peau de l’ours sans l’avoir tué…
Pour Bachir, un maquignon de «père en fils», comme il se plaît à se présenter lui-même, des «personnes aux gros bras» ont déjà acquis des troupeaux importants de moutons à partir de Djelfa, Biskra, Laghouat, Tissemsilt et Tiaret pour «régenter le marché à leur guise et ce dès la semaine prochaine», soutient- il mordicus.
LA BLUE TONGUE, ENCORE ET TOUJOURS !
Cette année encore, la blue tongue fait peur aux éleveurs. En effet, depuis fin août dernier, de nombreux cas ont déjà été enregistrés.
Des appels au confinement des cheptels ont même été lancés par les services de l’Inspection vétérinaire pour éviter la contamination des troupeaux à plus grande échelle. Maladie virale transmise par des moucherons piqueurs, la fièvre catarrhale touche les ruminants d’élevage, les moutons notamment. Les symptômes de la maladie se caractérisent par une salivation excessive, la destruction des muqueuses du museau, une langue enflée et colorée de bleu, fatigue générale et manque d’appétit.
Les moyens de lutte contre la blue tongue consistent en la désinctisation totale des étables et autres enclos et procéder à un enfouissement complet des bêtes mortes de la même maladie. Une maladie si redoutable qu’elle ne fait pourtant pas peur aux éleveurs, soucieux de garder leurs troupeaux jusqu’à la dernière «ligne droite » précédant l’Aïd El-Adha.
«La faible prévalence de la maladie et la disponibilité des médicaments pour lutter contre la maladie sont aussi des facteurs qui expliquent pourquoi les éleveurs tiennent à faire dans la «rétention » des troupeaux pour ne pas agir à la baisse sur le niveau des prix des moutons, explique un peu doctement un docteur vétérinaire, fin connaisseur des arcanes du monde agricole. «Assurément, au rythme où vont les choses, de nombreux Algériens seront contraints de faire l’impasse sur une fête qui n’appartient plus qu’aux gens à gros sous…».
El-Houari Dilmi