Ahmed Taleb Ibrahimi publie le 3e tome de ses mémoires, « J’ai refusé qu’on tire sur le peuple »

Ahmed Taleb Ibrahimi publie le 3e tome de ses mémoires, « J’ai refusé qu’on tire sur le peuple »

« J’ai refusé qu’on tire sur le peuple »

Après ses révélations de la politique nationale sur la chaîne Al Jazeera au début de l’année, l’ancien ministre des Affaires étrangères sous Chadli, Ahmed Taleb Ibrahimi, est sorti une nouvelle fois de son silence avec la publication du troisième volet de ses mémoires aux éditions Casbah.

Plus de 600 pages de révélations, de secrets d’Etat et témoignages inédits sur la période politique la plus trouble pour l’Algérie entre 1979 et 1988. Une période qui est intervenue entre la mort de Boumediene et la crise économique qui a marqué le pays.

Fidèle à cette démarche qui privilégie la relation des faits à l’expression des états d’âme, l’analyse au commentaire subjectif, l’auteur retrace ici son passage à la présidence de la République en qualité de ministre-conseiller, de janvier 1979 à mai 1982, puis son action à la tête de la diplomatie algérienne après la disparition tragique de Mohammed Seddik Benyahia, jusqu’à sa démission au lendemain des événements d’octobre 1988. Sur ces deux grandes périodes, ce sont des pages d’une extrême densité informative qui nous sont proposées. Qu’il s’agisse de la création de la Cour des comptes ou de la conduite de la politique étrangère de l’Algérie, les principaux dossiers – Relations avec la l’Europe, avec les Etats-Unis, avec l’Afrique, avec la France; questions de la Palestine et du Sahara occidental, conflit Iran-Irak etc. – sont traités avec une minutie, un souci de l’exactitude, mais également un sens de l’observation qui sont ceux d’un esprit méthodique.

L’ensemble s’achève sur le dramatique épisode du 5 octobre 1988. L’auteur raconte comment, rentré précipitamment de New York où il prenait part à l’Assemblée générale de l’ONU, il s’est trouvé confronté à la réalité désolante d’un pays au seuil d’une terrible épreuve. Le 5 octobre était d’ailleurs précisément le jour fixé au ministre algérien des Affaires étrangères pour prononcer son allocution. Mais le soir, écrit Taleb Ibrahimi, les médias annoncent qu’ «Alger a été le théâtre de manifestations qui ressemblent aux émeutes du pain dans d’autres pays africains» et que l’état de siège a été instauré. Le lendemain matin, Taleb Ibrahimi téléphone à la Présidence et discute successivement avec Larbi Belkheir, Mohamed Chérif Messaâdia et Hedi Khediri. «Tous se veulent rassurants, en assurant que la situation est sous contrôle, mais je suis loin d’être rassuré de les trouver réunis à quatre heures du matin!», raconte le ministre dans ses mémoires.

Il décide de rentrer précipitamment. Il s’envole vers Genève où il arrive le 7 octobre au matin. Il réalise la gravité de la situation devant la suppression des vols en direction de l’Algérie et devant les informations, à la fois décousues et alarmistes, qu’il recueille à l’ambassade sur les manifestations du 5 octobre puis les affrontements, la répression,… On lui envoie un avion spécial et débarque le 8 octobre à Boufarik où on l’informe que le président l’attend. Je le trouve décontracté et l’entretien commence dans le calme. Chadli voulait savoir comment son ministre des Affaires étrangères a appris la nouvelle et ce qu’il en pense. «Je ne manque pas de lui rappeler mes nombreuses mises en garde auxquelles il répondait par la même phrase: «Toi tu me noircis toujours le tableau» raconte Taleb Ibrahimi dans ses mémoires, avant d’ajouter cette phrase capitale: «Il m’est difficile de rester membre d’un gouvernement qui a donné l’ordre à l’armée de tirer sur le peuple.»

Là, raconte l’auteur, le président Chadli explose: «Mais c’est parce que je n’ai trouvé ni Parti, ni gouvernement, ni police que j’ai fait appel à l’armée!»

«Depuis ton discours du 19 septembre, un élément nouveau et de taille est intervenu: le 5 octobre. Je pense donc que tu dois reprendre la parole pour rassurer nos compatriotes en annonçant des mesures concrètes à la fois économiques et politiques.» En vérité, des réformes étaient déjà prêtes en vue de la tenue du congrès ainsi qu’un projet de révision de la Constitution.

Dans ses révélations, l’ancien chef de la diplomatie algérienne révèle qu’il est indésirable au sein du pouvoir. Il écrit notamment: «Depuis plus d’une année déjà, je percevais des signes que ma présence auprès de Chadli n’était pas souhaitée par certains milieux, mais à ce moment précis, je sens que le divorce est définitif avec un homme dont j’ai été le collaborateur durant une décennie au cours de laquelle j’ai tout fait pour préserver son image parce qu’il est le Président de mon pays et que mon pays est jugé à travers lui. Nous nous séparons après qu’il m’ait demandé, «au nom de ce qui nous unit, de ne pas rendre publique ta décision».

Dans un style teinté d’émotion comme dans un film politique bien ficelé de Costa Gavras, Taleb Ibrahimi raconte avec émotion ses instants de départ du pouvoir: «En le quittant, je me rends à pied au ministère des Affaires étrangères où mon chef de cabinet, Khammar, est mis au parfum. Bien sûr, lorsque je demande à ma secrétaire de réunir tous mes papiers personnels, elle a dû se rendre compte de l’imminence de ce départ. Je rentre chez-moi et je réunis mon épouse et mes enfants pour leur tenir le langage suivant: «Dans quelques jours, je quitterai toute responsabilité politique. Vous devez, en conséquence dans vos rapports sociaux partir de l’idée que l’ingratitude est la règle dans le comportement de la majorité des individus et que personne ne se souviendra de ce que j’ai fait pour lui ou pour le pays. Ainsi, vous n’aurez pas de surprises désagréables et si cette règle devait connaître des exceptions, vous aurez la satisfaction de vivre des moments heureux.» Cette décision est accueillie par un soulagement et une joie indescriptibles par sa famille.

«Enfin, nous pourrons te voir, te parler et sortir avec toiI» s’écrient-ils tous.

Taleb Ibrahimi qui venait de quitter ses fonctions officielles est tout de même convoqué au parti. Le directeur du protocole de la Présidence, le général Noureddine Belkortebi lui annonce que le Président a décidé de convoquer une réunion du Bureau politique le lendemain 9 octobre à 16 heures. Il est à remarquer que c’est la troisième réunion en quatre jours, mais la première à laquelle il assiste. Au cours de cette réunion, le Président n’a plus l’assurance de la veille, sans doute parce que les manifestations se sont étendues à d’autres régions du pays. Son introduction est d’une grande humilité: «Je vous ai réunis pour vous consulter sur la situation qui prévaut dans le pays. Je vous prie de vous exprimer avec franchise et je suis prêt à me retirer si les circonstances l’exigent.» Les visages sont graves et l’inquiétude plane, écrit l’ancien diplomate avec un style raffiné. «Un changement paraît inévitable après le séisme», affirme l’auteur qui écrit: «Certains se voient à la tête du gouvernement ou même de l’État. D’autres, par contre, sentent leur départ imminent: Messaâdia cible des manifestants, semble lâché par Chadli; Abdelhamid Brahimi accusé d’être responsable des mesures économiques dénoncées par les manifestants. Quant à moi, je ressens une grande sérénité depuis l’audience de la veille où j’ai présenté ma démission au Président. Dans mon intervention, rappelant cette audience, je réitère ma proposition d’un discours du Président à la nation. Les mem-bres du Bureau politique se succèdent sans rien suggérer de nouveau. Seule intervention remarquée, celle de Rachid Benyellès qui propose que le Président, dans son discours, annonce sa non-candidature», souligne le témoin de cette histoire troublante de l’Algérie, précisant que cette déclaration provoque un choc psychologique. Chadli lance alors l’idée du multipartisme que Messaâdia réfute, affirme Ahmed Taleb Ibrahimi. Plus loin, l’auteur indique que certains observateurs ont soutenu que les événements d’octobre 1988 sont le résultat de la rupture d’un équilibre et la disparition d’un consensus. Cette hypothèse, ajoute-t-il, semble se confirmer lorsque Chadli désigne Kasdi Merbah à la tête du gouvernement le 7 novembre 1988 et le général Khaled Nezzar comme chef d’état-major puis ministre de la Défense.

Il précise que d’autres pensent que satisfaction est donnée à la Kabylie (par la nomination de Merbah) parce qu’elle n’a pas suivi les manifestants d’Alger. Mais en réalité, écrit-il, Chadli semble tiraillé entre deux courants contradictoires. Les uns voudraient une réforme du système de l’intérieur avec une ouverture politique qui, sans affecter la suprématie du FLN, déboucherait sur le multipartisme. Pour ce groupe, le départ de Messaâdia faciliterait les choses car il est devenu «le symbole du dogmatisme du Parti unique». Les autres voudraient une implosion du système qui mènerait à une économie libérale sans régulation, une dénationalisation y compris des hydrocarbures, une démonopolisation du commerce extérieur. Pour ceux-là, la mise à l’écart de Taleb-Ibrahimi est nécessaire parce qu’il «a créé la Cour des comptes et ne cesse de rabâcher le thème éculé de la justice sociale». En fait, les uns et les autres veulent se débarrasser des deux hommes qu’ils croient avoir le plus d’influence sur Chadli.

Taleb Ibrahimi souligne d’ailleurs, que les deux groupes vont obtenir satisfaction puisque Messaâdia est remplacé par Abdelhamid Mehri le 29 octobre et que lui, le fidèle des fidèles, est remplacé par Boualem Bessaïh le 7 novembre. Il faut ajouter le départ du général Mejdoub Lakhal-Ayat (remplacé par le général Mohamed Betchine), directeur des services de la sécurité militaire, qui serait impliqué selon lui dans la gestion de la crise et notamment dans la pratique de la torture. Au début du livre et juste après la mort de Boumediene, Taleb Ibrahimi revient dans le premier chapitre sur l’élection de Chadli, et l’existence d’une rivalité entre Yahiaoui-Bouteflika. Il affirme, à ce propos, que des forces politiques ont fait leur apparition en vue de se substituer au pôle présidentiel: d’une part l’armée et la sécurité militaire, de l’autre, le parti du FLN qui se veut l’autorité morale de légitimation du pouvoir et du personnel politique.

Pour les membres du Conseil de la Révolution, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le successeur doit être désigné parmi eux. Au cours de leurs réunions quotidiennes, parmi les huit survivants de ce Conseil, deux affichent leurs prétentions: Mohamed Salah Yahiaoui qui dirige l’appareil du FLN et Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, qui se prévaut de son long parcours effectué aux cotés du président Boumediene. Mais leurs pairs ne peuvent ou ne veulent les départager. Selon Merbah, deux soutiennent le premier (Chadli et Belhouchet) et deux autres appuient le second (Draïa et Tayebi), tandis que Abdelghani et Bencherif refusent obstinément de prendre parti: le premier rejetant les deux candidatures, le second croyant pouvoir les coiffer.

A la fin, raconte Taleb dans ses mémoires, le Conseil de la Révolution n’ayant pu dégager une majorité en faveur de l’un des deux candidats, ces derniers, chacun à sa manière, font du «lobbying» auprès des hésitants et de tout ce qui leur paraît utile pour emporter la décision. Le Conseil de la Révolution qui, à sa création en 1965, comptait 27 membres, n’en compte plus à la mort de Boumediene, que huit. Certains sont décédés: Medeghri, Chabou, Saïd Abid, Salah Soufi, Bouhadjar, Mohand Oulhadj, Abbas. D’autres ont été écartés pour une raison ou pour une autre: Boumaza, Mahsas, Mendjli, Kaïd, Zbiri, Chérif Belkacem, Khatib, Boubnider. «Finalement le choix s’est porté sur Chadli, car dit-il, il n’avait pas d’ambitions personnelles ni de charisme paralysant mais dispose d’une grande sensibilité à la nécessité de répondre aux besoins de l’armée et surtout de lui conserver l’autorité morale de ses missions», affirme Taleb Ahmed. Un portrait qui correspond bizarrement à la demande pressante du candidat recherché pour la présidentielle 2014