Dans cet entretien, M.Benbitour ne s’est pas contenté de tirer à boulets rouges sur le système. Bien plus, il a fait des propositions de sortie de crise. Ecoutons-le.
L’Expression: L’Algérie a entamé des réformes politiques, de nouvelles lois viennent d’être adoptées par l’APN. Quel bilan faites-vous de ces réformes?
Ahmed Benbitour: Nous ne sommes pas encore dans la période des bilans. Ces lois ont été annoncées en avril 2011. Près d’une année après, elles ne sont pas encore publiées au Journal officiel. Le moins que l’on puisse dire, est que le pouvoir ne semble pas pressé de passer de la parole à l’acte. Ceci, en accordant le bénéfice du doute, c’est-à-dire, sans commentaires sur la capacité du système de gouvernance actuel en ce qui concerne l’application et le respect des lois. Mais je dois signaler que nous sommes depuis un quart de siècle dans un processus de réformes économiques et de réformes politiques pour passer à l’économie de marché compétitive et à la démocratie opérationnelle. Nous n’y sommes toujours pas. Nous sommes dans la trappe de réformes permanentes! En réalité, le peuple algérien n’a plus besoin d’arguments supplémentaires pour être convaincu par des démonstrations plus ou moins élaborées sur les faiblesses de gestion de notre pays.
La période des analyses, des bilans, voire des propositions de lois, et même de gestion de la crise est aujourd’hui largement dépassée. Le peuple attend le changement du système de gouvernance. Il faut bien noter que le succès des réformes nécessite: 1- un appui fort du peuple pour la vision d’avenir proposée et non un soutien à ceux qui vendent des réformes cosmétiques. 2- Des dirigeants politiques capables, en particulier, l’action déterminée d’un dirigeant politique animé d’une vision et résolu à faire face aux défis. 3- Des responsables économiques et administratifs compétents.
A l’approche du scrutin législatif, la mouvance islamiste est présentée comme un véritable danger. Qu’en est-il exactement de cette situation qui pourrait survenir au pays?
J’ai déjà expliqué à une précédente occasion, que le système de pouvoir a acquis l’art d’organiser des élections plurielles sans changement de majorité.
Avec le système de listes par wilaya, l’essentiel des députés est choisi avant l’opération de vote. Mais plus que tout cela, la Constitution algérienne n’oblige pas le chef de l’Etat à choisir le gouvernement à l’intérieur de la majorité parlementaire.
Donc, le résultat des élections n’a aucun effet légal sur la formation du gouvernement. Comme vous le voyez, le système a mis en place tous les éléments pour garder l’Exécutif entre les seules mains du chef de l’Etat, indépendamment des résultats des élections législatives. Tout le reste n’est que spéculations de salon.
Des observateurs estiment que le caractère républicain risque d’être remis en cause par les islamistes s’ils vinaient à obtenir la majorité au Parlement?
J’ai déjà répondu à cette préoccupation dans la question précédente. Il n’y a aucun risque. Le système est bien verrouillé.
Les partis politiques algériens dans leur majorité connaissent des dissidences internes, quelle analyse politique pourriez-vous donner par rapport à cela? Les raisons d’être d’un parti politique est de développer un programme et mobiliser les électeurs pour arriver au pouvoir et mettre en oeuvre ce programme. Or ce que nous constatons est que lorsque l’opportunité est offerte par des élections pour arriver au pouvoir, nos partis s’alignent derrière un candidat indépendant sans négocier avec lui un quelconque programme. Par ailleurs, le système de vote par liste au niveau de la wilaya a fait que les élections législatives sont devenues un moyen d’enrichissement pour des parlementaires rentiers. Il est naturel que les candidats utilisent tous les moyens pour se placer avantageusement dans la liste du parti. D’où les dissidences internes. La vocation de formation politique du parti est totalement délaissée.
Au cas où vous seriez candidat à la présidentielle 2014. Quel sera le premier programme auquel vous allez vous attaquer?
Il est encore trop tôt de parler de candidature à l’élection présidentielle de 2014. Cependant, vous pensez bien que je ne peux pas appeler au changement du système de gouvernance sans élaborer un programme de mise en oeuvre de ce changement. Mon programme s’articule autour de quatre grands dossiers prioritaires et urgents. 1. La numérisation, la gestion du savoir et la promotion des compétences nationales. Ce sera l’entrée en force de notre pays dans l’ère des TIC. Quel avenir pour un pays qui est classé à la dernière place mondiale pour l’indice d’innovation? C’est le cas de l’Algérie. C’est un vrai drame dans le monde de l’économie du savoir. Le système en place travaille à la destruction de tout potentiel d’avenir. Chaque année, des milliers d’élèves réussissent leur baccalauréat avec mention «Bien» et mention «Très Bien»! Mais combien y a-t-il d’étudiants ou d’étudiantes algériens inscrits dans les grandes institutions de formation de niveau international: MIT, Harvard, London School of Economics, Grandes écoles françaises…? Combien d’étudiants algériens inscrits au PhD dans ces écoles, comparativement aux Egyptiens ou Marocains, par exemple? Ce chiffre ne se compte même pas en dizaines, malheureusement. Le deuxième dossier est en corrélation avec le premier, c’est la refondation de l’Ecole. Le troisième est la refondation de l’Etat. Le quatrième est la refondation de l’économie. A côté de ces quatre dossiers prioritaires et urgents, il y a le programme de lutte contre les principaux maux de l’Algérie d’aujourd’hui, à savoir la perte de la morale collective, la généralisation de la corruption, la pauvreté, le chômage chez les jeunes, la pénurie prévisible des ressources naturelles non renouvelables, l’isolement diplomatique. Les feuilles de route pour leur mise en oeuvre sont confectionnées, de même que le système de contrôle de leur réalisation.
Qu’en est-il justement de l’évaluation des Cicc (Cercle d’initiative citoyenne pour le changement), que vous avez lancés et de leur impact sur la scène politique?
Les Cicc lancés en 2009 sont une innovation en matière d’organisation du travail politique, une innovation en matière d’instruments de mobilisation pacifique pour le changement et un pari sur de nouvelles forces. Il suffit de lire la presse quotidienne en Algérie pour noter que nos mots d’ordre pour le changement sont utilisés par tous.
Le ministère de l’Intérieur annonce l’agrément de nouveaux partis. Peut-on s’attendre à une modification du champ politique national?
Il est encore tôt de faire un bon pronostic; mais je pense qu’il va plus s’agir d’un émiettement du champ politique.
Justement, l’Etat a décidé d’éloigner l’implication du contrôle de l’administration aux instances judiciaires, afin de réduire le risque de fraude électorale?
Les instances judiciaires jouissent-elles d’une autonomie par rapport à l’administration? Ces instances ont toujours été parties prenantes de l’opération d’élections. Qu’y a-t-il de nouveau?
Vous avez été chef du gouvernement, regrettez-vous ce poste que vous avez quitté volontairement?
Pas du tout. J’ai quitté ce poste en avertissant sur les dérives. Le temps a confirmé mes craintes. Au service de l’Etat, je veillais à oeuvrer à l’amélioration des perspectives d’avenir, à prendre des décisions éclairées et à la bonne conduite des affaires publiques. Aujourd’hui, au service de la Nation, je travaille à la mobilisation pacifique pour le changement. C’est en prenant acte de mon immense responsabilité vis-à-vis du peuple algérien qui souhaite ardemment l’avènement de la démocratie dans notre pays que je recherche les alliances et les coordinations de toutes les forces qui appellent au changement pour préparer ensemble les conditions d’un sauvetage concerté du pays, afin de mettre en place une phase de transition qui aboutira à l’avènement d’une nouvelle République, à l’issue d’élections libres et démocratiques.
Une question sur l’économie, en tant qu’expert en économie et finances, quel regard portez-vous sur l’avenir de l’économie nationale au regard de sa gestion actuelle?
Un regard très inquiet. Des potentialités de développement considérables: une masse de cadres de niveau très appréciable dans le pays et à l’étranger, des richesses minières, des hydrocarbures, des terres agricoles, une démographie maîtrisée, des infrastructures qui couvrent tout le territoire. Mais une économie vulnérable, les exportations hors hydrocarbures ne représentent que 2% des importations. C’est une économie volatile, plus de 75% des recettes budgétaires viennent de la fiscalité pétrolière et 98% des devises viennent des exportations d’hydrocarbures. C’est une économie dépendante, nous importons 75% des calories que nous consommons, en plus de la dépendance des prix des hydrocarbures fixés sur le marché international. Il ne faut pas confondre aisance financière due aux prix du pétrole et performance économique.
Les importations sont passées de 20 Milliards US$ en 2006 à 39 Milliards US$ en 2010. Le chômage des jeunes est inquiétant.