«Massacre». Le mot est prononcé avec tout ce qu’il signifie comme volonté de tuer, en grand nombre et sans le moindre ménagement. L’homme qui en parle – en bonne connaissance de cause – n’est pas n’importe qui. C’est Constantin Melnik, l’influent coordinateur des services secrets auprès du Premier ministre français entre 1959 et 1962, Michel Debré.
Il était, à ce titre, l’un des hommes les mieux informés du fonctionnement de la Ve République, un homme de l’ombre destinataire de tout ce que la France produisait au quotidien comme notes confidentielles et bulletins de renseignements.
Au soir de sa vie – il soufflera sa 85e bougie dans trois jours -, Constantin Melnik a encore cette faculté intellectuelle à revisiter les pages du passé avec le sens du détail et d’en parler comme si cela datait d’hier.
Ainsi en est-il de l’épisode sanglant du 17 octobre 1961. «J’ai même été le premier à révéler le massacre», dit-il dans une interview publiée, hier, par Le Journal du Dimanche. Le «Monsieur Renseignement» à Matignon à la fin de la guerre d’Algérie ne précise pas s’il se trouvait, ce soir-là, chez lui ou au bureau.
«J’ai reçu un coup de fil du directeur de la sûreté la nuit même, me disant : «Il se passe quelque chose de sinistre à la préfecture de police.» Mais c’était du ressort du préfet, Maurice Papon. «Moi, je m’occupais alors des négociations avec le FLN algérien. J’ai longtemps été accusé d’avoir participé à cette effroyable répression. Mais je suis complètement vierge».
MICHEL DEBRÉ : «ON NE FAIT PAS D’OMELETTE SANS CASSER DES OEUFS»
De par ses prérogatives sécuritaires où le «dossier algérien» occupait une place importante, Constantin Melnik recevait, chaque matin, la liste des musulmans retrouvés morts à Paris. «En général, on en avait 5 ou 6», précise-t-il, mais après le 17 octobre, c’est devenu 20 à 30 par jour».
Les évènements prenant un tournant tragique, le coordinateur des services secrets auprès du Premier ministre Michel Debré convoque le directeur de cabinet du préfet de Police Maurice Papon pour avoir des explications. «Il m’a répondu qu’il s’agissait de «noyés par balles» … J’ai compris qu’il s’était passé quelque chose d’inadmissible ». Constantin Melnik demande, toutes affaires cessantes, à voir Michel Debré pour l’avertir de la réalité des faits.
«Il m’a lancé qu’on ne faisait pas d’omelette sans casser des oeufs», affirme Constantin Melnik, dont le propos est de nature à susciter des réactions dont celles de ses fils : le gaulliste et chiraquien Jean- Louis Debré, président du Conseil constitutionnel, et le député UMP (et professeur en médecine Bernard Debré).
Constantin Melnik se garde d’étirer l’échange avec Le Journal du Dimanche sur le terrain du bilan chiffré d’octobre 1961, même s’il l’estime à une centaine de victimes. «Le FLN a annoncé 69 morts au cours de cette soirée.
Mais comme il n’y a pas eu d’enquêtes, on ne connaît pas le nombre exact de victimes, ni le détail. Des gens ont vraiment été massacrés : certains tués par balle et jetés à l’eau. D’autres battus à mort. Ou noyés, comme la plus jeune victime, âgée de 17 ans. Comme le FLN ne connaissait pas forcément tous les manifestants, j’estime qu’il a dû y avoir une centaine de morts».
En dépit de la mise en branle du processus de négociations d’Evian, le contexte de la fin de guerre d’Algérie était extrêmement tendu. «C’était une ambiance de guerre. Depuis des mois, les policiers étaient la cible d’attentats commis par le FLN. Ils étaient mal formés. Certains venaient de faire leur service militaire en Algérie. Ils se sont laissés emporter par la haine et le racisme».
La situation était propice à la répression, mais l’imaginaire de Maurice Papon l’a attisée. «La personnalité du préfet de police a également joué. Cet homme, qui avait été super préfet de Constantine, était rompu aux méthodes brutales pratiquées en Algérie. Régulièrement, il encourageait ses agents, avec des discours du type : «Pour un coup reçu, nous en rendrons dix» ou : «Je vous couvrirai. » Qui était vraiment responsable des évènements du 17 octobre 1961.
Plusieurs acteurs, à en croire le coordinateur des services secrets auprès de Matignon. En premier lieu, Maurice Papon, charge Constantin Melnik qui s’en explique : «Le 17 au soir, le préfet de police «était dans la salle de commandement de la préfecture. Il était au courant des événements, mais ne pouvait rien faire : la police était incontrôlable ».
LE GOUVERNEMENT A COUVERT UNE INFAMIE
Le «Monsieur Renseignement» du Premier ministre pointe aussi «une responsabilité collective», allusion à toutes les parties qui ont été impliquées directement ou indirectement dans le massacre d’octobre. Entre autres acteurs cités, la RATP (Régie des transports parisiens), dont les bus ont été réquisitionnés pour «embarquer les manifestants», le palais des Sports, dont les gymnastes ont servi pour «parquer» les Algériens.
Constantin Melnik ne ménage pas non plus les hauts représentants de l’Etat : le ministre des Transports, le ministre de l’Intérieur, le Premier ministre et le président de la République «étaient forcément au courant». Mais le coordinateur du renseignement auprès de Michel Debré ne croit pas que le général de Gaulle ait été informé du massacre.
Il en veut pour preuve avoir croisé, dans les archives de la police, une lettre du secrétaire général de l’Elysée «demandant des explications à Maurice Papon». Le responsable sécuritaire épingle aussi la Fédération de France du FLN, qui avait appelé les Algériens à manifester en signe de protestation contre le couvre-feu imposé aux Algériens par la préfecture de police.
«Elle, aussi, a une part de responsabilité. Ses dirigeants ont ensuite admis, en privé, qu’il fallait que le sang coule pour renforcer leur situation au sein des indépendantistes. Pour eux, c’était un acte de guerre», note Constantin Melnik. Qualifiée par les historiens d’«un des secrets les mieux gardés de l’histoire de la Ve République», la tragédie d’octobre a été rapidement étouffée.
Constantin Melnik confirme et explique pourquoi cette page a souffert de la chape de plomb. Tout le monde a fermé les yeux. D’abord parce qu’à l’époque, la population était hostile à l’idée de laisser les Algériens défiler dans Paris. Si Maurice Papon avait laissé cette manifestation se dérouler, il aurait été immédiatement révoqué ! Là, il a poursuivi une belle carrière.
Ensuite, le gouvernement avait besoin de sa police. Il devait lutter contre l’OAS, qui était un véritable danger pour la stabilité du pays. «Moimême, je n’ai pas demandé d’enquête. Mais j’avais un poids sur la conscience : le gouvernement que je servais avait commis puis couvert une infamie. Le président François Hollande a raison de rendre hommage aux victimes.»
M. Khellaf