L’affaire des 30 hectares affectés à la construction d’un marché «d’intérêt national», estime le gouvernement, dans la commune de Ouled-Moussa (wilaya de Boumerdès), et qui a rudement mis en émoi des institutions de l’Etat, n’a pas encore livré tous ses secrets.
Les citoyens restent suspendus aux moindres faits et déclarations à ce propos. La mutation du wali de Boumerdès à Médéa et la récente mise à l’écart du secrétaire général et du Drag de cette wilaya, lesquels sont mis en cause par les déclarations du wali, ajoutent du trouble dans cette affaire qui a profondément choqué l’opinion publique à Boumerdès et ailleurs mais aussi et surtout montrent du doigt toute une région.
Juste avant son départ pour la présidence de l’exécutif de la wilaya de Médéa, l’ex-wali de Boumerdès, qui a fait éclater cette affaire, a affirmé qu’il a saisi la chambre administrative pour en faire annuler les actes. Pendant plusieurs jours, nous avons mené nos propres recherches. Examinons les principaux documents et les faits essentiels de ce dossier.
Interventions et décision du gouvernement
Ce dossier, l’on peut le considérer comme étant celui du gouvernement puisqu’il est intervenu directement plusieurs fois avant de laisser place aux responsables des institutions locales pour finaliser ce chantier juridico-administratif. La première intervention gouvernementale a été faite par le biais du ministère du Commerce, qui répond favorablement à la demande de l’APC de Ouled-Moussa, soutenue par le wali de Boumerdès, pour l’autorisation d’implantation d’un marché de gros de produits agroalimentaires. Cette réponse est parvenue par lettre n° 543 du 19 octobre 2005 au wali de Boumerdès. Lors de la troisième étape de cette intervention du gouvernement — nous reviendrons sur la seconde intervention —, celui-ci (le gouvernement) délivre un quitus pour cet investissement. En effet, la décision référenciée 13/35/30.04.2008 du 18 mai 2008 a été décrétée par le Conseil national de l’investissement (CNI) que présidait Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement de l’époque et présentement Premier ministre. Comme le CNI est une haute instance étatique où siège la majorité des ministres, la présidence de la République a été nécessairement destinataire de l’information et de la copie de la décision. Cette décision du CNI a été étudiée une seconde fois avant d’être validée — elle a été sûrement examinée la première fois le 30 avril 2008 comme l’indique sa référence. La lettre portant numéro 143 et signée par le responsable de la Direction des investissements du ministère de l’Industrie et de la Promotion des investissements et envoyée au P-dg des Grands Moulins Dahmani (GMD) indiquait que la décision est validée. Le wali de Boumerdès pouvait-il être dans l’ignorance le jour où il a fait les déclarations fracassantes devant les élus de l’APW sur l’existence de cet important document ? Cette décision approuve, rappelons- le, d’une part, la convention signée entre l’Andi (Agence nationale du développement de l’investissement) et la Sarl Grands Moulins Dahmani, d’autre part, «l’octroi en concession de gré à gré du terrain d’assiette du projet en application de l’ordonnance 06/11 du 30 août 2006». L’instance qui a émis ce document considère que «la réalisation et la gestion de ce marché est d’intérêt national». Elle «charge les ministères des Finances et de l’Industrie et de la Promotion des investissements de la mise en œuvre» de cette décision. L’article 3 de la convention passée entre l’Andi et la Sarl GMD mentionne qu’un terrain sera affecté par concession de gré à gré au promoteur. Le wali de Boumerdès, qui a lancé des accusations graves contre le secrétaire général de la Wilaya, le Drag, le directeur des Domaines, le DSA et le conservateur foncier, jugeait-il que le gouvernement a fait fausse route dans cette affaire ?
Choix de terrain
La seconde intervention du gouvernement dans ce projet concerne l’établissement de l’autorisation d’utilisation (distraction) des 30 hectares. Dans la lettre numéro 494 du 18 juin 2007 adressée par le directeur de l’Organisation foncière et de la protection du patrimoine du ministère de l’Agriculture et du Développement rural au wali de Boumerdès, on lit ceci : « (…) En réponse, je vous informe qu’un avis favorable a été accordé par le Conseil interministériel (CIM) lors de sa session du 15 avril 2006 pour la distraction de la parcelle examinée par la Commission interministérielle, sous réserve de l’approbation dudit projet par le Conseil national des investissements (CNI).» Dans le premier paragraphe, le signataire de cette missive faisait allusion à la demande du wali de l’époque, Ali Bedrici. On note une incohérence entre les dates. S’agit-il d’une erreur de transcription ? Celle de cette lettre qui annonce la date du 15 avril 2006 comme jour de la délibération CIM alors que selon nos informations, la commission interministérielle de choix de terrain a effectué le 15 mars 2007 une sortie pour visiter plusieurs sites, notamment celui qui devait accueillir le projet du marché. Toujours d’après les informations que nous avons récoltées, cette même commission interministérielle s’est réunie le 22 avril 2007 au secrétariat général de la Wilaya de Boumerdès pour examiner les résultats de sa sortie sur le terrain et décider de l’affectation ou du refus des terrains aux projets en gestation. Mais c’est le Conseil interministériel qui prend la décision finale. Comme le rapporte la lettre 494 citée plus haut, l’avis de cette instance a été favorable. Faut-il rappeler, par ailleurs, que cette commission interministérielle n’étudie pas l’aspect économique et financier des projets mais, selon la législation en vigueur, elle émet son avis consultatif sur l’opportunité de prélever des terres à vocation agricole situées hors des périmètres urbains en vue de les affecter à des projets – publics ou privés — d’intérêt général des secteurs de la construction et de l’industrie. C’est donc le wali de l’époque qui a introduit la demande de mobilisation de commission interministérielle étant donné que la commission de Wilaya avait délivré son aval, en novembre 2005, pour l’option de la parcelle de Ouled-Moussa. Les copies de ce P-V de réunion de la commission interministérielle ont été transmises le 5 mai 2007 par le wali de Boumerdès (lettres n°77, 78, 79) aux ministères de l’Intérieur et des Collectivités locales, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et de l’Agriculture et du Développement rural. L’enseignement supérieur est concerné par la construction d’une résidence estudiantine. Sur ce point, le choix de terrain, le wali accusateur a trouvé matière à critiquer. Dans son intervention devant les élus de l’APW, il a en effet mis en doute la véracité de ce P-V et les personnes qui ont participé aux travaux de cette commission interministérielle. Plus tard, des informations ont circulé avec persistance faisant état que le projet, objet de la controverse, n’a pas été étudié par les membres de cette commission interministérielle mais qu’il a été ajouté par la suite dans la liste. Le commun des citoyens ne peut que s’interroger – au vu des déclarations au sujet de ce terrain – le complot de trafic, d’usage de faux et de dilapidation de terres agricoles aurait-il commencé à cette date, c’est-à-dire en avril 2007 ? Les instances gouvernementales ont-elles été flouées pendant trois ans ? Et si ces actions malveillantes ont commencé en 2007, que fait donc le directeur des services des Domaines de Boumerdès, Amarouche Djamel, dans le groupe des accusés puisqu’il n’a pris ses fonctions dans cette wilaya qu’en février 2009 ?
Les arrêtés d’expropriation
Comme on la vu, le gouvernement a donné son aval pour ce projet en précisant sur quel terrain il sera érigé. Pour ce faire, il a produit des actes et des documents officiels. Le reste de la tâche incombe aux responsables exécutifs et aux institutions de la wilaya de Boumerdès, particulièrement les services des Domaines qui sont chargés du transfert du droit de jouissance sur le terrain au promoteur. Toutes les instances qui avaient examiné le dossier avaient convenu que ce transfert du droit se ferait par le biais de la concession de gré à gré. Le ministère des Finances, chargé, rappelons-le, par la CNI de mettre en exécution la décision, a pris le relais. Partant de cette position, il a instruit à cet effet la direction générale du Domaine national à Alger de mettre en exécution cette décision. C’est donc une autre intervention du gouvernement. Cette dernière (la Direction du Domaine national) avait demandé un rapport sur la nature juridique de la propriété ciblée, le descriptif technique du terrain en question (cadastre, superficie exacte,…) et la valeur vénale du terrain à sa succursale de Boumerdès. Une fois en possession de ces renseignements, la Direction du Domaine national a transmis les dernières directives au directeur des Domaines de Boumerdès pour réaliser cette opération. C’était en juin 2009. Répondant par ailleurs à une lettre du P-dg du groupe GMD, la Direction du Domaine national informa celui-ci qu’il devait se rapprocher de la direction de Boumerdès qui a reçu des instructions au sujet de son dossier. Au niveau institutionnel, un processus administratif et juridique est lancé le 26 janvier 2009 entre les services des Domaines et la direction de l’administration et des affaires générales (Drag) de Boumerdès pour l’élaboration de deux projets d’arrêtés d’expropriation du droit de jouissance sur deux parcelles de l’EAC n°1 et 13. A la date indiquée, les services des Domaines de l’ex-Rocher- Noir ont transmis un dossier technique aux services de la Drag de cette même localité. Cet échange sera clôturé le 16 mai 2009 par la signature des deux arrêtés d’expropriation. Ce processus a duré exactement 103 jours. En parallèle, les services des Domaines ont fait l’évaluation des montants des indemnisations qui seront versées aux attributaires de ces EAC 1 et 13, évaluation qui sera faite par le FNRA (Fonds national de la révolution agraire). Il est question de 106 020 000 DA pour l’EAC 1 et 73 980 000 DA pour la 13. Une fois finalisés, les projets d’arrêtés ont été remis par la Drag au cabinet du wali. Il y avait, par ailleurs, dans le lot de projets d’arrêtés envoyé par la Drag, 11 autres qui concernaient d’autres activités. Etrangement, personne n’a protesté du fait que le SG de la Wilaya signe des arrêtés. Nos sources assurent que ce responsable signait couramment des arrêtés en absence ou en présence du wali. C’est une tradition au niveau national. Pour revenir aux projets d’arrêtés, une fiche signalétique du projet du marché de produits agroalimentaires était annexée aux documents. Cette fiche est signée par Mecherouh Loucif, le Drag, Merakchi, le directeur des services agricoles, et Amarouche Djamel, directeur des Domaines. Une fois signés et consignés dans le registre des arrêtés détenu par la Drag, les projets d’arrêtés deviennent officiels et ont force de loi. Pour rappel, c’est précisément sur ce volet d’élaboration et de signature de ces arrêtés que le désormais ex-wali de Boumerdès s’est enfoncé dans son accusation lors de son intervention devant l’APW. Il a montré du doigt le SG de la Wilaya, Messad Yahia, le Drag et le directeur des Domaines en les accusant de falsification et de trafic. D’après ses dires, ces documents de grande importance ont été confectionnés et signés en l’espace de trois jours «Les arrêtés sont illégaux et nous les annulerons par le biais de la justice», at- il martelé devant les membres de l’assemblée de wilaya.
Enregistrement et publication des arrêtés
Saisissant sa présence à la tribune de l’APW, Brahim Merad a exhibé des documents et a tout fait pour enfoncer le clou au sujet, selon lui, d’une falsification de l’opération d’enregistrement de ces arrêtés. Il a déclaré que son nom a été illégalement associé à l’enregistrement de ces arrêtés. C’est ce que les policiers appellent l’usage de faux. Comment se déroulent réellement l’enregistrement et la publication des actes portant sur le foncier (expropriation, vente, concession, droit de jouissance,…) ? C’est une opération technique qui n’exige la signature d’aucune autorité. Les services des Domaines remplissent un modèle d’imprimé appelé PR6. C’est un modèle standard contenu dans le système informatique des services des Domaines. Ces documents reprennent entièrement les informations contenues dans l’acte, y compris le nom du signataire. Mais cette dernière information n’a aucune importance dans les opérations juridiques de l’enregistrement et de la publication. Ce PR6 est tiré en double exemplaire. Les documents en question sont envoyés sous bordereau aux services des impôts pour le paiement des droits et taxes. C’est l’enregistrement. Ceux qui nous intéressent l’ont été le 20 juillet 2009. Une fois le travail fait chez les services des impôts, ces arrêtés sont transmis au conservateur foncier. Le conservateur vérifie si la transaction ne souffre pas d’une insuffisance juridique (hypothèque, incessibilité,…) puis il porte le nouveau nom bénéficiaire de la transaction sur ses registres. Cette opération de publication a été effectuée le 3 août 2009 sur les arrêtés 9/491 et 9/492. Une fois les arrêtés enregistrés et publiés, le directeur des Domaines, qui a, notons-le, la qualité et le pouvoir de notaire de l’Etat, certifie que toutes les démarches légales ont été accomplies. C’est l’unique signature nécessaire après la double opération d’enregistrement et de publication. Donc la Direction des Domaines de Boumerdès a, à cet instant de cette affaire, repris possession des droits de jouissance sur les deux parcelles en question. Le terrain reste, selon la loi, éternellement la propriété de l’Etat. Par ailleurs, cette même direction est en possession de documents officiels de l’acceptation de l’Etat émise par le biais de diverses institutions – gouvernement, CNI, ministères, commissions de choix de terrain et Direction du Domaine national — pour le transfert de ces droits de jouissance à un autre attributaire qui est le GMD. Il ne restait pour le notaire local de l’Etat, le directeur des Domaines de Boumerdès en l’occurrence, que l’obligation d’établir et de signer la concession sur ces deux parcelles au bénéfice de l’entreprise GMD. Dans le cas contraire, ce serait tout simplement de l’obstruction. L’enregistrement et la publication de l’acte de concession de gré-à-gré ont été faits dans les mêmes conditions décrites plus haut.
Dilapidation des terres agricoles ?
Pour l’innovation qu’il introduira en matière de distribution en gros de produits agroalimentaires, d’aucuns lui attribuèrent le nom de «Rungis algérien », le projet a en effet de l’intérêt dès qu’il a été rendu public, c’est-à-dire en 2006. Il a été bien médiatisé à cette époque et personne n’a ignoré l’information du projet. Les concepteurs laissaient entrevoir des retombées économiques, financières et sociales sur la région. Il est question de la création de 5 000 emplois directs et indirects et d’un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de milliards de centimes par jour. Les autorités de la wilaya y ont adhéré pleinement. Mais voilà que, subitement, des hauts fonctionnaires sont livrés à la vindicte populaire et traités de trafiquants, de faussaires, d’usurpateurs et même de traîtres à cause de ce projet. S’agissant justement de l’utilisation des terres à vocation agricole pour ce marché, personne n’a protesté en temps utile, y compris les attributaires des EAC 1 et 13. Ils auraient pu intenter une action en justice s’ils avaient des intentions de s’opposer à l’extraction de leur droit de jouissance. De plus, les instances élues, qui pouvaient également s’y opposer, étaient bien au courant. Et pour cause, la question a été soulevée en 2006 lors de la 4e session de l’APW de Boumerdès qui a débattu, entre autres, du bilan de la wilaya. C’est un élu qui avait interrogé le wali de Boumerdès : «Comment a été choisi le terrain de 35 hectares pour l’implantation du projet du marché de gros de fruits et légumes ?» Le wali a chargé le directeur des services agricoles d’apporter une réponse officielle : «Le terrain en question est destiné au marché de gros de vente de produits agroalimentaires et non de production agricole. Il générera 8 000 emplois. Le P/APC de Ouled-Moussa a demandé aux autorités supérieures de l’Etat l’agrément du projet. Ces mêmes autorités ont dépêché une commission interministérielle pour examiner la proposition de la commission communale et de celle de la wilaya. Le choix du site a été approuvé. La parcelle en question de 30 hectares n’est pas exploitée. Elle ne possède pas d’arbres fruitiers, que ce soit des oliviers ou autres. Par ailleurs, elle est située à proximité du périmètre d’urbanisation.» En clair, le DSA laissait entendre qu’il était plus rentable économiquement pour la collectivité d’affecter ces terres en situation de délaissement au projet en question. Par ailleurs, Brahim Merad s’est rendu sur place en juillet 2008, deux mois après sa désignation à Boumerdès. Sur place, les responsables des Grands Moulins Dahmani lui ont longuement décrit le projet. Il n’avait pas caché sa satisfaction sur les retombées économiques de ce complexe sur la commune et toute la région de Boumerdès.
Abachi L.