Affaire autoroute Est-Ouest : Corruption, coupables et responsables

Affaire autoroute Est-Ouest : Corruption, coupables et responsables

La société chinoise en butte à ses problèmes dans la réalisation du gigantesque marché qu’elle a obtenu (qu’il s’agisse de recouvrement de factures ou de visas pour ses travailleurs) utilise des personnes qui ont des «connaissances» bien placées pour les leur régler, en échange de quoi ces personnes sont grassement rétribuées.

Il semble que l’affaire qui a éclaboussé la partie chinoise du chantier autoroute Est-Ouest et qui a conduit à la mise sous mandat de dépôt de hauts responsables du ministère des Transports, parmi lesquels le secrétaire général, Mohamed Bouchama, et le directeur central de la planification, M. Hamdane, n’a pas fini de livrer tous ses secrets.

Outre les nombreuses personnes impliquées à divers titres dans cette affaire, parmi lesquels des intermédiaires, des trafiquants de devises et un militaire, on a appris récemment l’inculpation par le tribunal de Sidi M’hamed, pour les mêmes motifs que le secrétaire général Bouchama, de Ferachi Belkacem, le propre chef de cabinet et non moins «homme de confiance» du ministre. Le scandale a donc pris des proportions énormes et rien ne dit que ses ramifications ne s’étendraient pas davantage.

Ainsi, diverses personnalités, comme Mohamed Bedjaoui ou Abdellatif Benachenou (anciens ministres) ont été cités pour avoir été en contact avec Pierre Falcon, un Français natif d’Algérie, impliqué avec d’autres dans la vente d’armes à l’Angola pendant la guerre civile dans ce pays, et servant «d’intermédiaire» au profit des Chinois dans le cadre du projet de l’autoroute.

El Watan, citant l’un des accusés (Madjoub Chani), parle même d’une réunion interministérielle qui a failli, à l’insu du président Bouteflika, se tenir en sa présence… C’est dire l’entregent dont ce sulfureux personnage disposait ici ! Il est question d’ailleurs (toujours selon le co-accusé Chani) que l’attribution même du marché de l’autoroute à la société chinoise qui a requis ses services (Citic-CRCC) a été conclue grâce à lui.

Mais ce n’est pas tout. Ladite société a continué à solliciter des «interventions» pour régler les problèmes qu’elle rencontrait au fur et à mesure de la réalisation du projet (le recouvrement de créances de 400 millions de dollars, par exemple) ou pour obtenir des faveurs de la part des responsables algériens.

C’est donc là que vont intervenir d’autres intermédiaires plus modestes (Boussaïd puis Chani…) et qu’un réseau de complicités se tisse autour d’eux, leur servant principalement de «contacts» avec l’administration algérienne.

On peut comprendre cette affaire selon le schéma suivant : la société chinoise en butte à ses problèmes dans la réalisation du gigantesque marché qu’elle a obtenu (qu’il s’agisse de recouvrement de factures ou de visas pour ses travailleurs) utilise des personnes qui ont des «connaissances» bien placées pour les leur régler, en échange de quoi ces personnes sont grassement rétribuées.

Exemple : Citic-CRCC sollicite contre compensations Madjoub Chani, un affairiste déjà condamné en 2006 dans une affaire relative au Fonds algéro-koweitien, et qui vit au Luxembourg.

Celui-ci sollicite à son tour un conseiller du ministère de la Justice, dont il est un ami d’enfance, pour le mettre en contact avec le secrétaire général du ministère des Transports. Lequel secrétaire général finit par répondre favorablement aux doléances de Citic-CRCC. Le réseau est en place. La société chinoise peut arguer de recourir à ce genre de procédés pour faire avancer ses travaux et tenir ses délais.

Au fond, elle emploie quelqu’un pour y parvenir, en l’occurrence Chani, où est le mal ? De son côté, Chani peut arguer de sa qualité de représentant de cette société pour justifier ses démarches.

Il avait besoin d’entrer en contact avec le SG Bouchama et il a pu le faire par l’intermédiaire, dit-il, du colonel Khaled, un ami d’enfance et «conseiller» auprès d’un autre ministère. Lequel Bouchama a répondu favorablement aux doléances de la société chinoise.

Mais tous ces arguments tombent à l’eau dès lors qu’il y a eu argent et divers privilèges qui ont été consentis ou acceptés. Aucune explication, aucun discours n’est plus valable s’il y a eu le moindre bénéfice qui a été retiré d’une intermédiation, la plus minime soit-elle. Donc l’affaire se résume à savoir qui a donné quoi et qui a touché quoi.

Mais qui est le vrai coupable ?

Dans un autre type d’environnement, mieux organisé et plus transparent, la société chinoise n’aurait pas eu besoin d’un intermédiaire pour exprimer ses doléances et régler ses problèmes, à condition qu’ils soient légitimes naturellement.

Il n’y aurait pas eu besoin d’intermédiaire pour être reçu par un secrétaire général, censé être à l’écoute de tous les problèmes qui peuvent ralentir la réalisation d’un projet d’une telle importance. Enfin, les décisions prises au final (par le SG) sont censées être examinées à la loupe par les organes de contrôle internes du ministère, si ce n’est pas le ministre lui-même.

Il y a donc au départ une bureaucratie qui sert de terreau à toutes les possibilités de corruption. Le système d’organisation de notre administration, lui-même, est en cause en ce sens qu’il favorise l’opacité et permet ainsi l’enrichissement illégal de certains hauts fonctionnaires.

Mais il y a plus grave. On peut se demander, au point où les inculpations de responsables du ministère des Transports sont arrivées, si le ministre lui-même est impliqué. Sa responsabilité en tout cas est indiscutable, si ce n’est à titre individuel, du moins à titre politique.

En décidant de gérer politiquement l’avancement des travaux, par de multiples visites de chantiers et des déclarations à la presse répétées, avec mise en spectacle destinée à conforter la bonne image d’un décideur «tout-terrain», soucieux du respect des impératifs exigés par le président de la République, Amar Ghoul a favorisé la politisation par les Chinois eux-mêmes du projet de l’autoroute.

Contrairement aux Japonais qui ont systématiquement refusé de céder à la politique des tronçons réalisés par-ci par-là, au gré du calendrier du ministre, des pressions qu’il subit, de la cuisine locale et autres agendas électoraux, les Chinois ont compris l’intérêt qu’ils pouvaient retirer, en vue d’autres contrats, d’une «adaptation» à ce genre de préoccupations algériennes.

Car c’est une faveur que l’on fait au ministre que de l’aider à tenir telle ou telle promesse sur tel ou tel tronçon, une faveur qui n’échappe pas à ses collaborateurs les plus proches et qu’ils n’hésiteront pas à exploiter pour leur propre intérêt.

Autrement dit, c’est parce que la société chinoise Citic-CRCC fait des renvois d’ascenseur politiques que le SG ou le chef de cabinet du ministre (sans préjuger de leur culpabilité) accepteraient de se laisser soudoyer. L’argent ne suffit pas, il faut aussi de la bonne entente !

Reste à comprendre pourquoi le ministre lui-même a-t-il de cette manière géré, jusqu’ici, les impératifs du président. Car, c’est bien le président qui, au départ, a inscrit ces projets dans des délais impératifs. Il en avait le droit, c’est un élu – ce qui n’est pas le cas forcément d’un ministre. Amar Ghoul aurait pu s’attacher à faire son travail sans zèle.

Le président est assez grand pour savoir ce qu’il veut. C’est à lui de gérer ses propres engagements sur des délais non tenus et non à ses collaborateurs de les tenir pour lui quoi qu’il en coûte (et le scandale de l’autoroute coûte cher au pays).

Est-ce l’ambition ? Amar Ghoul craignant de perdre son poste s’est-il mis en condition d’accroître la pression sur lui-même et faire preuve de négligence sur le contrôle de ses propres collaborateurs, lui qui est de surcroît président de la commission nationale des marchés ? L’homme a sans doute beaucoup de qualités, mais il y a apparemment une faute grave dont il a fait preuve ici.

Par-delà, il fallait s’attendre à ce qu’une option politique du genre de celle qui consiste à faire prévaloir des délais impératifs sur des projets de réalisation donnés, nonobstant leur importance, puisse conduire des responsables de haut niveau à des interprétations mauvaises et, de ce fait même, favoriser des opérations de corruption.

Brahim Djalil