Abdelmalek Sayeh explique l’avancée de la cocaïne en Algérie

Abdelmalek Sayeh explique l’avancée de la cocaïne en Algérie

26,5% de la drogue qui transitent par le pays restent sur le territoire national. Il y a moins de cannabis sur le marché européen. Cela suppose que de grandes quantités restent en Algérie. Le prix du joint a baissé. La drogue est disponible. L’offre dépasse de loin la demande. Ce sont là les convictions de M. Abdelmalek Sayeh, ex-procureur général d’Alger, et actuellement DG de l’office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui affirme que le combat contre ce fléau sera « de longue haleine ». M. Sayeh soutient qu’une « tonne de cannabis peut être distribuée en une journée. Quelle que soit la quantité, elle est écoulée facilement. Idem pour les psychotropes qui se vendent même dans des établissements scolaires ». Quant à la cocaïne, les informations qu’il détient font part de sa consommation par des jeunes issus de familles aisées et dans des cercles fermés. Le DG de l’office national de lutte contre la drogue parle, également, dans cet entretien, de la culture du cannabis dans les maquis et des opérations de troc entre narcotrafiquants et marchands d’armes au profit des terroristes algériens.

Liberté : Vous ne partagez pas l’avis de ceux qui affirment que nous sommes seulement un pays de transit de la drogue… Sur quels éléments vous basez-vous pour soutenir que l’Algérie est devenue un pays de large consommation de stupéfiants ?

M. Abdelmalek Sayeh : D’emblée, je peux dire que nous sommes un pays de transit. Mais, il serait honnête de révéler, et on me reproche toujours de le faire, que nous sommes devenus quand même depuis deux ans – nous le constatons de plus en plus – un pays de large consommation de drogue. Nous recevons beaucoup de parents qui soutiennent que leurs enfants versent dans la drogue. Ce qui nous donne le droit de soutenir que la consommation est là. Facteur deux, c’est le nombre de saisies à travers le territoire national. La drogue est partout. Selon nos estimations, 26,5% de la drogue qui transitent par l’Algérie restent sur le territoire national. Le troisième élément, qui nous fait dire que le taux de la drogue est à la hausse, réside dans le nombre des saisies qui augmente d’année en année. En 2006, nous étions à 9 tonnes de cannabis saisies. En trois ans, ce chiffre a pratiquement quadruplé. Selon nos prévisions à la fin 2009, nous arriverons à 80 tonnes, si ce n’est pas plus. À l’heure où je vous parle, nous sommes déjà à 34 tonnes de cannabis saisies. Il faudra, toutefois, attendre les résultats de l’enquête nationale sur la prévalence de la drogue qui sera réalisée par le Cnead pour être édifié sur la prévalence réelle de la drogue. Dans huit mois, nous aurons une réponse claire, reposant sur des bases scientifiques, à communiquer au gouvernement, aux médias et au grand public.

La plupart des saisies sont opérées aux frontières. Pourquoi ?

Nous sommes voisins d’un pays producteur de cannabis. Il y a les saisies de cannabis et aussi des saisies de quantités minimes de cocaïne, aux frontières des pays du sahel comme le Niger et le Mali. Ce sont des quantités de cocaïne écoulées sur le marché algérien par des immigrants clandestins pour pouvoir avoir de l’argent et s’adonner à des trafics de tous genres, notamment pour se faire délivrer de faux passeports et de faux visas, payer les passeurs et ainsi de suite.

Comment interprétez-vous les importantes prises de ces dernières semaines ? Est-ce le fait d’une plus grande circulation de la drogue, ou le résultat du nouveau dispositif de lutte contre ce fléau ?

Les deux à la fois. Cela est dû en premier lieu au nouveau dispositif mis en place par la gendarmerie nationale au niveau des frontières, ce qui a amené les narcotrafiquants à larguer des quantités énormes à la mer. 100 kilos de cannabis ont été récupérés dernièrement. De deux, cela est dû au fait que des pays comme la France, l’Espagne et le Portugal ont rendu leurs frontières de plus en plus étanches. Il est devenu difficile pour les narcotrafiquants marocains, par exemple, de faire transiter leurs marchandises, alors ils se rabattent sur l’Algérie. Car, il y a deux itinéraires courants : le premier par les pays du Sahel et le deuxième par voie maritime, à travers les ports algériens. À ce niveau aussi, les choses ne sont pas aisées. Les services des douanes opèrent beaucoup de prises grâce à un contrôle rigoureux. Il y a également un troisième facteur qui entre en jeu. Les pays européens connaissent une nette stabilisation de la consommation. Il y a moins de cannabis sur le marché européen. Cela suppose que de grandes quantités restent sur le territoire algérien. Ce qui explique la baisse du prix du joint. La drogue est disponible. Je dirai même que l’offre dépasse de loin la demande.

Y a-t-il des discussions entre les autorités algériennes et marocaines autour de ce problème ?

Bien sûr ! ce problème a toujours été posé. L’État algérien est à cheval sur ce plan.

La situation ne semble pas s’améliorer pour autant…

Je n’implique pas les autorités marocaines. Loin de là. Ce sont des narcotrafiquants marocains qui agissent en collaboration avec leurs copains algériens. C’est de bonne guerre. Ce qui est sûr, c’est que les autorités marocaines multiplient les arrestations. D’énormes quantités de drogue ont été saisies ces derniers temps au Maroc. J’espère que cela va continuer pour atténuer le mal sur l’Algérie.

Les narcotrafiquants déploient d’énormes moyens pour faire parvenir leurs marchandises à destination… Les différents services de lutte contre la drogue sont-ils bien équipés pour y faire face ?

C’est ce qui fait la force des narcotrafiquants. C’est une question d’existence. Ils sont obligés de mobiliser d’énormes moyens financiers pour réussir. Dès qu’il y a un manque de vigilance de la part des services de sécurité, ils prennent le dessus. C’est une guerre sans cesse déclarée.

Les trafiquants de drogue disposent aujourd’hui d’un armement sophistiqué qu’ils n’hésitent pas à utiliser… Quelle sera la riposte des autorités ?

Il y a eu des gendarmes, notamment à Béchar, qui ont perdu la vie dans le cadre de leur mission. Les narcotrafiquants sont maintenant bien outillés. Ils disposent de FM, de klash, du GPS, de grenades… C’est un marché juteux. Ce sont des milliards d’euros qui sont en jeu. Ils essayent d’être en avance par rapport aux services de sécurité. Leur avantage est de se scinder en groupes mobiles, dotés de moyens sophistiqués et empruntant plusieurs itinéraires différents. En face, il y a les services de sécurité qui doivent installer des postes de contrôle et de garantir la sécurité des 6 000 kilomètres de frontière, plus les 12 000 kilomètres de côte. Il est difficile d’être partout. Ajouter à la difficulté que représente le relief du Sahara. Rien qu’avec le Maroc, nous avons 541 kilomètres de frontière. En dépit de ces obstacles, le nouveau dispositif mis en place commence à donner ses résultats. D’ailleurs, les bonnes prises réalisées l’ont été par les GGF aux frontières algéro-marocaines.

Les services de lutte contre la drogue contrôlent difficilement la région sud-ouest qui est également une zone de culture de cannabis. Pourquoi ?

Difficilement non. L’État a quand même déployé des moyens pour neutraliser les narcotrafiquants. C’est une question de temps.

L’État algérien est-il aujourd’hui en mesure de remporter la bataille de lutte contre la drogue ?

Maîtriser la situation au moins. Il faut atténuer le mal et réduire au maximum les capacités de nuisance des narcotrafiquants. Il faut tenter de contrôler leurs mouvements : du Maroc vers l’Algérie et de l’Algérie vers d’autres pays. Ce n’est pas uniquement notre pays qui en tirera profit de ces mesures et de cette stratégie d’envergure. D’autres pays comme la Libye, le Mali, le Niger, la Tunisie et par ricochet les pays d’Europe vont également respirer. Bien entendu, les cultivateurs et les narcotrafiquants vont recourir à d’autres moyens. Ils ne vont pas nous laisser tranquille, c’est sûr. Qu’ils s’attendent aussi à une lutte de notre part. Nous sommes condamnés à les combattre et à aller jusqu’au bout. Ce ne sera pas une tâche facile. Cela sera une lutte de longue haleine.

Les cartels colombiens cherchent à faire transiter de la cocaïne par l’Algérie pour la livrer ensuite aux cartels européens. C’est un phénomène qui risque de prendre de l’ampleur ?

La Colombie cultive quand même un million d’hectares de stupéfiants. Ce pays est le premier producteur de cocaïne dans le continent latino-américain. Avant, il y avait la possibilité d’emprunter des itinéraires aériens et de transporter la cocaïne directement vers l’Espagne et le Portugal. C’était facile pour les cartels colombiens. Le contrôle et une bonne maîtrise de lutte par ces deux pays ont provoqué un déséquilibre entre l’offre et la demande en Europe. Maintenant, ils tentent de passer par quelques pays de l’Atlantique, à partir du Sénégal, la Mauritanie, le Maroc et entre autres, l’Algérie qui est le pays le plus sûr, pour eux, pour faire transiter la cocaïne. C’est l’itinéraire le moins cher aussi. Ils préfèrent faire transiter trois kilos de cocaïne que trois tonnes de cannabis pour la même enveloppe. En 2007, un algérien, soupçonné d’avoir des liens avec les cartels colombiens, a été arrêté et traduit en justice. Il a reçu trois conteneurs contenant du matériel sanitaire.

Dans le quatrième intercepté par les douanes espagnoles à Barcelone ajouté au même matériel, il y avait une tonne de cocaïne. Il était destinataire du même matériel. Cela suppose que dans les trois premiers conteneurs, il y avait de la cocaïne. Lui reconnaît qu’il était destinataire de ces conteneurs, mais affirme qu’il n’était pas question qu’ils contiennent de la cocaïne. C’est une histoire à dormir debout. Deuxième affaire : la marine française a intercepté, entre le Sénégal et le cap-Vert, un bateau contenant 3 tonnes de cocaïne à destination de l’Algérie. L’enquête est en cours. Certains m’accusent de dramatiser les choses. Ce n’est pas vrai. Nous recevons régulièrement des informations de la part d’autres pays. Le cannabis, c’est un fait, la cocaïne arrive, fait ses premiers pas. C’est terrible. La drogue devenue un marché porteur pour les dealers. Ces jeunes, qui ne travaillent pas, trouvent un eldorado dans la commercialisation du cannabis. Le recrutement des dealers est facile. Une tonne de cannabis peut être distribuée en une journée. Quelle que soit la quantité, elle est écoulée facilement. Idem pour les psychotropes qui se vendent même dans des établissements scolaires. L’année dernière, 924 000 psychotropes ont été saisis et nous supposons que des quantités aussi importantes sont proposées à la consommation.

Est-il possible qu’une partie de la cocaïne colombienne, en transitant par l’Algérie, soit détournée pour la consommation locale ?

La consommation existe, mais elle est minime. Nous avons des informations que quelques jeunes commencent à consommer de la cocaïne dans des boîtes de nuit et autres milieux fermés. Des jeunes de familles aisées. Les dégâts sont énormes. Dans peu de temps, ils vont s’enliser dans des difficultés et sera peut-être impossible de les prendre en charge sur le plan médical. S’ils sont à leur début de la consommation, il est temps pour eux de se ressaisir. Cela suppose qu’ils sont passés par le cannabis, par les psychotropes et vont arriver à l’héroïne et puis c’est la folie qui s’installe. Une dégradation de la santé est irréversible.

Vous êtes de ceux qui pensent que les kamikazes agissent sous l’effet de la drogue. D’où vous vient cette conviction ?

En tant que magistrat et procureur général, j’ai eu à gérer plusieurs dossiers de ce genre. Surtout durant la décennie noire. Donc, c’est en connaissance de cause que j’en parle. Les opérations kamikazes ont commencé déjà en novembre 1994 avec l’attentat contre le commissariat central et en avril 1995, un autre contre la DGSN. Il y a eu également de nombreux massacres comme celui de Ramka par exemple. Sans l’effet de la drogue, il est difficile d’imaginer qu’un être humain se transforme en bête féroce, commette des actes bestiaux, jette un enfant contre le mur, égorge, déchiquette une personne… Il y a eu des dizaines de scènes horribles à Ramka, difficiles à décrire. À l’époque et jusqu’à maintenant, des terroristes soutiennent qu’avant de passer à l’acte, ils prenaient de la drogue. Certains consommaient la drogue avant même de rejoindre le maquis. Dire que les terroristes consomment de la drogue n’est pas un fait du hasard ou de recoupements, ni uniquement une annonce faite par le ministre de l’intérieur. C’est une chose vraie.

Ils peuvent faire ce genre de confidences pour bénéficier de circonstances atténuantes, quand ils sont devant le juge ?

Même s’ils avancent qu’ils étaient sous l’effet de la drogue, le juge ne leur accordera pas des circonstances atténuantes. Au contraire, cela constituera une circonstance aggravante. Aucune circonstance atténuante ne peut être accordée à un tel criminel.

Est-il vrai que les narcotrafiquants alimentent le maquis en armes et explosifs ?

C’est fréquent. La connexion entre le terrorisme et le milieu de la drogue est un fait. Si le terroriste verse dans le trafic de drogue, c’est pour s’alimenter en armes. Les narcotrafiquants qui font transiter la drogue par les pays du sahel utilisent beaucoup plus le troc : arme contre la drogue, drogue contre arme. C’est monnaie courante. Sur l’itinéraire des narcotrafiquants, du Sénégal à la Somalie, du Yémen au Tchad, il existe un trafic énorme d’armes. La vigilance doit être de mise pour que les terroristes ne s’alimentent ni en armes ni en drogue qui seront retournées contre nous les algériens.

Y a-t-il eu déjà des saisies de drogue chez les terroristes ?

Oui. Il y a eu dans les lots des saisies, de petites quantités pour utilisation au maquis. Des psychotropes, de temps en temps. Parfois, les services de sécurité découvrent des champs d’implantation de cannabis dans les maquis. Certainement pour couvrir la consommation propre des terroristes. Mais, ce sont des cas isolés.