Dans l’un de ses écrits, le célèbre orientaliste Jacques Berque (1910-1995) aurait comparé Abane Ramdane (1920-1957) au résistant français Jean Moulin (1899-1943). Le parallèle dressé par cet anthropologue entre les deux hommes tient principalement à leur carrure politique exceptionnelle, leur sens aigu de l’organisation révolutionnaire, leur courage ainsi que leur dévouement exemplaires aux causes nationales de leurs pays respectifs.
Jean Moulin fut à Londres le bras droit du général de Gaulle (1890-1970), «l’homme du 18 juin» qui aurait constitué un noyau rebelle opposé au nazisme hitlérien en plein cœur de la capitale britannique et connu surtout pour être l’unificateur de tout le mouvement de la résistance en hexagone (il fut d’ailleurs le président du conseil de la résistance jusqu’à sa mort).
Pareillement, après avoir fait le tour des geôles françaises, Abane le fervent militant du PPA-MTLD a rejoint dès sa sortie carcérale les rangs de l’A.L.N dont il est vite devenu grâce à ses capacités de «rassembleur» de toutes les tendances éparpillés du mouvement national algérien un incontestable dirigeant.
Un ralliement ayant permis à la révolution de gagner en temps, en force et en audience aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. D’ailleurs, ce fut lui qui aurait convaincu Ferhat Abbas (1899-1985), le futur chef de G.P.R.A en 1958 de suivre le train révolutionnaire de ses frères du F.L.N !
En effet, l’aveu de Berque, ce parfait connaisseur de l’histoire et surtout de l’anthropologie du Maghreb vaut amplement la peine d’être cité en ce papier. Mais pourquoi? C’est parce que tout simplement certains des nôtres font encore du dénigrement des leurs, du génie national, de nos têtes pensantes et de nos étoiles filantes un fonds du commerce, quitte à brouiller même le sommeil tranquille des martyrs dans leurs tombes!
C’est peu dire que nos officiels sont dans leurs sales draps, qu’ils ne savent guère regarder avec respect et humilité les pionniers de la nation, qu’ils méprisent leur mémoire, celle de leur peuple et ses sacrifices, qu’ils foulent au pied cette terre irriguée par tant de sang versé….par ses martyres. Abane Ramdane nous a laissé l’image de la fierté par son aura et son héritage dont plusieurs générations se souviendront à coup sûr.
Cet homme brave et «visionnaire» a porté la flamme insurrectionnelle dans ses tripes et n’a, d’après les témoignages d’historiens sérieux : Kaddache, Stora, Harbi, pour n’en citer que ces trois, ménagé aucun effort pour que notre drapeau flotte avec ses belles couleurs dans le ciel. Or ces remugles fétides aux visées réactionnaires que ces autoproclamés potentats du peuple et de leur mémoire lâchent si souvent tendent à nous faire croire le contraire. Ceux-ci veulent en effet nous priver de nos héros, nous voler nos symboles, nos repères, nos marqueurs, nos idéaux…notre histoire quoi!
D’envolées verbales intentionnelles ou incontrôlées aux réquisitoires accusateurs post-mortem, beaucoup de ces têtes, petits nains à vrai dire, qui formaient hier comme aujourd’hui partie de ce cercle fermé aux commandes, autant dire, «cette génération de la faillite» experte dans les coups fourrés dont j’avais déjà parlée dans l’une de mes précédentes chroniques excellent dans l’art de la provocation : mais provoquer qui? Bien sûr, la mémoire, notre mémoire, celle de tous les algériens qui ont sacrifié leurs biens, leur sang et leur vie pour que s’unissent les leurs dans la dignité, la paix et la fraternité. Autant notre déception de ce qui est devenue l’Algérie d’aujourd’hui est grande, autant les bourdes de ces ratés s’accumulent.
L’incessante recherche des petites phrases assassines, blessantes, revanchardes et mesquines hantent leur esprit. Esprit de malheureux assoiffés du «koursi»! Oui assoiffés au point de l’ivresse. Jusqu’à ce qu’ils n’éprouvent aucune peine à s’humilier dans les aéroports internationaux en acceptant d’être fouillés comme des délinquants de droit commun!
Décidément, entre l’Algérie de Abane et celle dont rêvent Ould Kablia et consorts, il y a des années lumières de distance, un océan de différence et plus de 50 ans de sous-développement sur tous les plans : culturel, économique, politique, moral, etc. En plus, Abane n’avait jamais été au M.A.L.G et n’a aucunement exécuté un des siens. Bien au contraire, au moment où il a été amené en 1957 dans un guet-apens tendu par ses «frères» d’armes au Maroc pour être froidement assassiné (tombé au champ d’honneur selon la version donnée par la propagande officielle), il fut la cheville ouvrière de la lutte armée dans la région de l’Algérois au côté d’un certain Larbi Ben M’hidi.
Ayant déjà auparavant été l’architecte du congrès de la Soummam en août 1956, le véritable «acte fondateur» de l’insurrection indépendantiste, il a su se tailler par ses projections futuristes ambitieuses de l’avenir de l’Algérie (primauté du politique sur le militaire) une place de leader dans le mouvement national! Comment oserait-on en fait traiter pareil héros de traître ou d’homme orgueilleux qui mérite d’être tué? Comment peut-on justifier sa liquidation comme la seule solution? Honteux vraiment, honteux!
Toute révolution a ses erreurs et ses ratages certes, mais le fait que l’on se pose sur son fumier, c’est-à-dire, ses dérives, ses impuretés et ses saletés pour construire une vérité consensuelle, en instituant le mensonge en sacerdoce historique serait un second crime que l’on commet à l’encontre de tous ses héros, son histoire, sa mémoire, etc. Et par ricochet, une atteinte à l’honneur du peuple algérien. Et puis, pourquoi choisit-on toujours bon Dieu les dates-symboles pour déblatérer, annoncer pareilles inepties et profaner la mémoire nationale, déjà combien tourmentée? Un point d’interrogation vraiment?
Aucun pays ne sera jamais fort si ses enfants s’entredévorent au lieu de s’entraider, s’affrontent au lieu de se réconcilier, profanent la mémoire de leurs héros au lieu de leur construire des stèles et se recueillir sur leurs tombes! Aucun, aucun. En proie à la violence mémorielle et à des blessures intimes «post-mortem», nos martyrs ont droit à la considération qu’ils méritent. Et notre jeunesse à la vérité, toute la vérité concernant son histoire. L’histoire de son pays.
Kamal Guuerroua