Par Yazid Ben Hounet*
Avertissement : je ne proposerai pas ici des explications concernant les derniers événements en Algérie (prise d’otages à In Amenas, positionnement de l’Algérie concernant le Mali). Il est plutôt question de discuter de la manière dont cette actualité a pu être présentée dans certains médias (français ou européens) et par certains responsables politiques. Je limiterai mon propos à deux éléments : l’accusation de «brutalité» de l’action militaire à In Amenas, ainsi que celle du «double jeu» de la part de l’Algérie.
L’objet est de montrer les faiblesses et les implicites de telles imputations. Je me bornerai à essayer de poser certaines bonnes questions s’agissant de la manière dont l’actualité a été présentée ; fidèle en cela à une certaine éthique du travail scientifique que l’on m’a inculquée et que je fais mienne : «Notre travail n’est pas nécessairement d’apporter des réponses, il consiste avant tout à poser les bonnes questions. » Il y a aussi, on le remarquera au ton de ce texte, une certaine exaspération. En tant qu’anthropologue en poste en France, travaillant sur l’Algérie et allant fréquemment sur le terrain, je suis bien placé pour ressentir le hiatus existant entre l’Algérie que je connais et la manière dont ce pays est présenté à l’étranger, en France et en Europe. Qu’il y ait un parti-pris de ma part, cela va de soi, mais au moins s’agit-il d’un parti-pris empiriquement fondé, c’est-à-dire reposant sur une certaine connaissance concrète de ce pays ! Pour être encore plus précis, l’objet de ce texte est bien de critiquer certaines lectures que l’on donne de ce pays – lesquelles se sont, hélas, encore diffusées ces derniers jours.
S’il est une régularité du regard porté sur l’Algérie et les Algériens, c’est bien celle de la récurrence de fantasmes, que l’on retrouve dès l’époque coloniale et qui irriguent encore nos représentations de ce pays, de ses habitants et de ses gouvernants. Philippe Lecat et Jean-Claude Vatin avaient, il y a près de quarante ans de cela, essayé de rendre compte de cette imagerie, telle que transmise par les militaires, administrateurs, scientifiques, universitaires, écrivains. Bien sûr, elle n’est pas uniforme, elle a parfois pu être flatteuse ; elle fut élogieuse par moment – mais, il faut bien le dire, elle a le plus souvent été méprisante, hélas ! Parmi ces images méprisantes de l’Algérie et des Algériens, je pense en particulier à celle de «l’indigène» ensauvagé – «naturellement» violent – «naturellement» habitué aux razzias (ghazw)ou encore à celle de «l’indigène» aux comportements perfides, troubles, pratiquant le double jeu, le double langage comme une seconde nature. Images encore véhiculées, qui ont dépassé le simple cadre français, et qui trouvent encore sous des formes insidieuses à se manifester çà et là, comme… à propos des derniers événements (prise d’otages à In Amenas, positionnement de l’Algérie concernant le Mali) !
Brutalité ?
Etrangement, c’est le terme «brutalité» qui a été employé dès les premiers temps pour désigner l’action de l’Armée nationale populaire (ANP) algérienne dans le cadre de la prise d’otages d’In Amenas. C’est en effet en invoquant ce terme ou l’expression «assaut brutal» que la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, le Premier ministre britannique David Cameron, ou de nombreux articles de presse ont, dès les premiers temps, qualifié les mesures prises par l’ANP pour régler cette situation complexe et périlleuse. Fallait-il intervenir de la sorte ? Les experts – qui auront l’ensemble des informations à disposition – pourront trancher cette question. On notera ici que la presse indépendante algérienne n’a pas, de son côté, jugé cette action comme brutale, mais au contraire comme adéquate et professionnelle. Pour ma part, il est une autre question que je souhaiterais poser : comment se fait-il que le terme «brutalité» soit dès les premiers temps employé par celles et ceux qui, dans le même moment, se plaignent du manque d’informations s’agissant de cet événement ? Il y a donc là un paradoxe, à moins de faire l’hypothèse de l’existence de préjugés à propos de l’armée algérienne, considérée a priori comme «naturellement brutale». J’ajouterai que ce préjugé ne daterait pas de la période de la décennie noire, il s’est si bien diffusé qu’il autorise l’éditorialiste de la rubrique Moyen-Orient du quotidien britannique The Guardianà proposer comme seule explication valable de l’intervention algérienne celle d’«une réponse instinctive conditionnée par une histoire brutale»[1]. Avec ce genre d’explication essentialisante, on n’apporte rien, mais on alimente certains fantasmes et préjugés. Encore une question pour rendre compte de l’aporie d’un tel raisonnement : peut-on penser un seul instant que ce genre d’arguments puisse également s’appliquer à l’Europe – elle qui fut marquée par le siècle des extrêmes ?
Perfidie et double jeu ?
Une autre critique portée à l’égard de l’Algérie et, en particulier, du pouvoir algérien est celle de pratiquer la perfidie et le double jeu – en autorisant le survol de son territoire national d’un côté et en menant des tractations avec les islamistes d’Ansar Dine de l’autre. On a pu à ce propos lire et écouter, dans les médias français, des analyses particulièrement alambiquées d’un certain «spécialiste» de l’Algérie, Kader Abderrahim (cf. l’article «L’Algérie est retombée dans ses vieux travers» de Libération du 18 janvier et l’entretien RFI du 20 janvier)[2]. Et ce, avec d’autant plus de déception que les bonnes analyses de chercheurs exerçant en France sont publiées ailleurs en Europe – comme l’article de Vincent Bisson paru dans le journal suisse le Tempsdu 24 janvier («La vraie guerre du Sahel se jouera hors du Mali»)[3]. Kader Abderrahim avance ainsi que l’autorisation de survol du territoire national algérien a été donnée «en contrepartie de l’assentiment implicite de François Hollande (au) maintien (de Bouteflika) au pouvoir», que ce dernier n’avait de la sorte comme calcul que de se garantir un quatrième mandat de président. Cette lecture – en termes de perfidie, ruse, calcul politicien – a été reprise ici et là dans la presse à propos de Bouteflika et/ou de l’armée qui tenterait «d’accommoder la chèvre et le choux» pour asseoir leur pouvoir. Pour qui connaît un peu l’Algérie de l’intérieur, on peut faire deux constats : d’une part, que le président Bouteflika, qui jouit d’une grande popularité, n’a nullement besoin du consentement de François Hollande pour rester au pouvoir ; d’autre part, que, même si certains partis et responsables politiques l’ont appelé à se représenter pour un quatrième mandat, il n’a lui-même ni infirmé ni confirmé sa volonté de se représenter. Autrement dit, il s’agit à ce stade d’une rumeur invérifiable – comme fut un temps celle de la préparation de son frère Saïd à sa succession[4]. S’agissant de l’autorisation de survol de l’Algérie, il est intéressant de noter l’absence dans les médias de la question suivante, pourtant triviale : quel intérêt l’Algérie aurait-elle à la refuser ? D’un point de vue pragmatique, une telle autorisation ne l’implique pas militairement et l’Algérie a toujours rappelé, par le biais de ses responsables politiques, tel le Premier ministre Sellal, qu’elle avait comme principe de ne jamais intervenir militairement en dehors de son territoire. Principe qu’elle applique jusqu’à maintenant avec constance. D’un point de vue pragmatique encore, un refus de survol n’aurait nullement empêché la France d’intervenir au Mali. Les avions français auraient tout bonnement survolé la Maroc et la Mauritanie. Cela aurait été simplement moins pratique et plus coûteux. Ainsi donc, si on veut être logique, l’Algérie, en refusant le survol de son territoire, aurait seulement contribué à refroidir les relations politiques qu’elle venait tout juste de réchauffer – même si cela a pu faire grincer quelques dents en Algérie même. Comment expliquer qu’une telle lecture aussi évidente n’ait pas été relayée dans les médias et qu’on ait préféré celle sur la perfidie et le double jeu de Bouteflika et du pouvoir en Algérie ? A moins de faire l’hypothèse de l’existence de préjugés s’agissant des hauts responsables politiques algériens, considérés a priori comme «naturellement perfides et adeptes du double jeu». Ce préjugé ne trouveraitil pas ses racines dans quelques fantasmes concernant l’Algérie et les Algériens ? Au regard éloigné s’est superposé, semble-t-il, le regard orienté. Malheureusement, l’Algérie souffre encore de ces visions fantasmées, imagées. Peut-être serait-il temps de regarder l’Algérie en face, pour ce qu’elle est, et en fonction de ce qu’elle fait ? Plutôt que de s’imaginer des scenarii invérifiables (du moins pour le moment) et qui ont pour seul intérêt de conforter les préjugés véhiculés à son égard.
Communication : «to be or not to be» ?
Enfin, s’il est une critique qui trouve quelque justification à nos yeux, c’est celle du manque de communication de la part des autorités algériennes. Elle a été reprise et relayée dans certains articles de la presse algérienne. Pour les démocraties d’opinion, où il n’y a de pouvoir que sur scène, où les médias jouent le rôle de quatrième pouvoir et où l’action politique se réduit bien souvent à une politique de la communication, une telle critique est tout à fait fondée. Mais n’est-ce pas là une forme d’ethnocentrisme de penser que l’Algérie devrait systématiquement agir selon ce modèle ? Elle qui actuellement est tout juste en train de repenser et recomposer son paysage médiatique avec notamment l’ouverture des médias lourds (audiovisuels).
Y. B.-H.
*Anthropologue, chercheur au CNRS Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France, Paris. Chercheur associé au Centre Jacques Berque. Lucas, Philippe, et Vatin, Jean-Claude, 1975, L’Algérie des anthropologues, Paris, Maspero. Balandier Georges, 1980, Le pouvoir sur scène, Paris, Fayard. Abélès Marc, 2007, Le spectacle du pouvoir,Paris, l’Herne.
(1) Lire à ce propos les articles de Ghania Lassal et de Maurice T. Maschino dans le quotidien algérien El Watandu 19 janvier et du 24 janvier
(2) //www.liberation.fr/monde/2013/01/18/l-algerie-est-retombee-dans-ses-vieux-travers
(3)//www.letemps.La_vraie_guerre_du_Sahel_se_jouera_hors_du_Mali
(4) Sur la question de la communication politique en Algérie et de la rumeur, on pourra lire utilement l’article en ligne de l’historienne Natalya Vince In Amenas – a history of silence, not a history of violence.