A Paris, des Algériens écœurés par la guerre contre les terrasses

A Paris, des Algériens écœurés par la guerre contre les terrasses
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Sofiane* venait de quitter son studio d’enregistrement, vendredi 13 novembre, vers 21 h 30, quand son collègue l’a appelé pour lui dire derevenir au bureau. Des fusillades ont lieu à 200 mètres de là, du côté de la salle de concert du Bataclan. De retour, l’ingénieur du son découvre sur Internet que d’autres quartiers de Paris sont visés, dont celui où son fils Jalil est restaurateur, avenue Parmentier. Jalil n’hésitera pas à accueillir dans l’établissement qu’il codirige des passants fuyant la tuerie de la rue de La Fontaine-au-Roi, dans le XIe arrondissement.

Ces moments, Sofiane n’aurait pas imaginé les vivre lorsqu’il est arrivé enFrance en 1995. L’Algérie était alors au plus fort d’une guerre civile entre terroristes du Groupe islamique armé (GIA) et forces de sécurité qui a fait jusqu’à 200 000 morts, selon les estimations les plus élevées.

Fuir la violence, mais pas seulement

Si Sofiane, qui voit des proches tomber sous les balles, pense à ce moment-là à partir en France où il a étudié, c’est pour fuir la violence, mais pas seulement. L’Algérie pour laquelle il milite, celle capable de faire cohabiterses citoyens sur la base de valeurs universelles, se délite. « Nous devenions ultra minoritaires. Le seul fait de sortir une table pour dînerdehors, voire d’y poser un verre de vin, devenait un acte de résistance. »

LG Algérie

Les militants progressistes sont notamment traités de hizb frança (« le parti de la France », en arabe), une vieille expression infamante qui a l’avantage de couper court à toute discussion. Reste à convaincre sa compagne, qui refuse de perdre tout ce qu’elle a construit en Algérie et repartir de rien en France.

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« Nous pique-niquions à Vincennes, explique son épouse Najla. L’ambiance était douce et à la fin de notre repas, notre groupe a commencé à chanteren chœur… Ce petit moment de grâce m’a paru inimaginable là où j’avais vécu. » Autant dire que les attentats qui ont visé vendredi la vie parisienne les ont écœurés. Les terrasses de café ciblées cette nuit-là sont un symbole de la liberté qu’ils sont venus chercher en France.

Une liberté partiellement revenue à Alger, où le maire du centre a essayé derendre la vie nocturne de sa circonscription plus vivante depuis deux ans, invitant même les femmes à se réapproprier la rue. Mais on ne change pas des habitudes conservatrices ancrées et politiquement encouragées d’un claquement de doigt. Quant à la consommation d’alcool, elle est impossible dans l’espace public. Pour boire une bière, il faut s’enfermer dans un bar sombre et enfumé, protégé derrière des barreaux et un videur patibulaire.

« A Alger, je mettais un point d’honneur à m’installer aux terrasses et, parfois, à y allumer une cigarette », raconte Sonia, 35 ans. Mais il y a quatre ans, l’énergie a commencé à lui manquer face aux regards devenus encore plus inquisiteurs que durant la « décennie noire ». Elle a fini par quitter la ville dont elle était pourtant tombée amoureuse.

« Ça peut venir de n’importe où »

« Lorsque je suis venue pour la première fois en France seule, en 2003, je me souviens m’être installée à une terrasse, à Marseille. J’avais envie d’un café… mais j’ai commandé une bière », s’étonne-t-elle encore.

Vendredi, Sonia a fondu en larmes quand elle a entendu les premières informations sur les tueries. « J’aspirais à la tranquillité, à la paix, lahna !comme on dit en arabe, mais j’ai eu l’impression qu’ils m’avaient suivie jusque-là. Aucune horreur ne se compare, mais je crois que ma peur a été vendredi plus forte que durant le terrorisme en Algérie, peut-être parce que j’étais plus jeune et téméraire, ou parce que je sais qu’ils peuvent frapper où ils veulent. »

« Nous savions à peu près quels quartiers et quelles routes éviter à Alger,tente de rebondir Nazim, 37 ans, arrivé en 2000 à Paris pour étudier. Mais là, ça peut venir de n’importe où. » Comme dans son QG, Le Carillon, un petit bistrot tenu par une vieille famille kabyle rue Alibert et qui fut attaqué vendredi. Nazim se promet d’y retourner.

Nadia se souvient, elle aussi, être partie en 1993 d’Alger. Davantage à cause du « mal-être et de la maltraitance vécus par les femmes » que de la violence terroriste. « Un jour, un an après mon arrivée à Paris, j’ai ressenti une bouffée physique de bonheur comme je n’en avais jamais connu. C’était une journée ensoleillée, j’étais sur un pont magnifique, la Seine en contrebas… et personne ne m’emmerdait, dit-elle d’une voix douce et claire.Un état vite troublé par la culpabilité envers mes concitoyens qui mourraient en Algérie. Mais je n’ai jamais regretté d’être venue. Les gens ne se rendent pas compte de ce que représentent ces moments anodins de liberté, un café et une cigarette à une terrasse sans être jugée. »

Vendredi soir, après avoir cessé d’écouter les infos, elle a rêvé d’une immense vague qui la poursuivait. « Sans doute une vague qui venait d’Algérie », analyse-t-elle.

« En 1995, déjà »

Ce sentiment de mal-être ne concerne pas que les femmes. Avec le reste de sa famille, Rafik a rejoint en 1997 son père, un médecin réfugié en France qu’il n’avait pas vu depuis quatre ans. Les intellectuels, artistes, journalistes, fonctionnaires étaient particulièrement visés. Même si la violence du GIA s’était tellement répandue qu’elle avait atteint son quartier, Bouzareah, sur les hauteurs d’Alger, Rafik avoue qu’il aurait de toute façon quitté son pays : « Tu ne pouvais pas aller à l’encontre de la pensée générale, surtout dans mon quartier, très conservateur et bigot. C’était irrespirable. Venir en France, c’était aussi une façon d’explorer d’autres facettes de moi-même. »

De fait, pour tous ces émigrés, le principe de séparation de l’église et de l’Etat est un fondement de la République française qu’ils ne songeraient pas à remettre en question. Et reçoivent comme autant d’insultes les amalgames qui pèsent sur eux parce qu’ils sont d’une culture musulmane. « En 1995 déjà, nous sommes arrivés en pleine campagne d’attentats du GIA en France, se souvient Sofiane. Nous devions supporter les regards, les contrôles de la police aux frontières et nous craignions pour le renouvellement de nos papiers. Lorsque Jacques Chirac est intervenu à la télé pour faire un discours et dire – déjà – qu’il ne fallait pas nousstigmatiser, j’aurais voulu l’embrasser ! »