Dans cet entretien accordé à El Watan, l’historien Abdelmadjid Merdaci revient sur les événements d’Octobre 1988.
Abdelmadjid Merdaci.
Les événements d’Octobre 1988 bouclent leur 25e anniversaire, aucune célébration officielle n’est prévue, comment expliquez-vous cela ?
On peut l’expliquer en retournant la question : qui en Algérie, en 2013, a politiquement en lui le besoin de re-convoquer Octobre 1988, que ce soit parmi les acteurs sociaux politiques ? Au sein des institutions, il y a un malaise par rapport à la mémoire du 5 Octobre ; c’est une mémoire d’abord liée à la violence des répressions, au nombre de morts, d’arrestations et de torture. Comment un régime qui a commis ceci peut-il se permettre publiquement de se souvenir du mal infligé à toutes les victimes ? Par ailleurs, cette question de célébration repose sur celle du rapport de la société elle-même à l’événement.
En principe, si le régime n’y a pas intérêt, les acteurs sociaux devraient, eux, être plus intéressés par le fait de re-convoquer la mémoire, parce que les enjeux que posait la répression, et ceux présumés de l’événement et ceux liés aux questions démocratiques, restent d’actualité. Pourquoi en gros il y a une sorte de consensus autour de l’oubli et de la scotomisation ? Qu’est-ce qui fait que les Algériens d’aujourd’hui, les acteurs et les institutions, ne voient pas un grand intérêt à re-convoquer Octobre 1988 ? Voilà ce qui pose problème en 2013.
Pourtant, le pouvoir, à travers ses relais, jurait en 2011, que le printemps démocratique algérien a eu lieu en 1988…
C’est une très bonne observation qui permet de faire un rappel, parce qu’on est toujours rattrapé par ses positions et par ses prises de position publique. Le porte-parole du régime, en l’occurrence le président de la République, a eu l’occasion, il y a quelques années, de faire un déplacement en Suisse, à Genève, à l’occasion d’une rencontre officielle de l’Organisation internationale du travail. Il faut se souvenir que, lors de son intervention, le président de la République actuel a sorti une philippique de stigmatisation et de dénonciation sans nuance sur ce qui s’est passé en Octobre 1988 avec toutes les conséquences. Quand le régime dit que nous avons fait notre révolution en 1988, c’est de l’instrumentalisation.
Le 5 Octobre pose problème au régime parce qu’il le met face à ses responsabilités, face à la répression ; mais il pose des questions aussi aux segments les plus sains, je dirais les plus patriotes de l’Algérie, et qui sont toujours porteurs du désir de transformation pacifique et démocratique de notre société. Eux aussi doivent faire leur bilan 25 ans après. Qu’a-t-on fait nous, qui avons nourri l’illusion de la transformation démocratique, autour et /ou à partir des événements d’Octobre ? Qu’avons-nous fait pour passer de l’illusion à la realpolitik, à l’organisation, à la mobilisation ? C’est l’échec de la générosité, l’échec du progrès, il ne peut pas ne pas nous interpeller.
Au-delà du mythe, qu’est-ce qui reste alors des promesses d’Octobre ?
Les promesses d’Octobre sont celles que le régime s’était faites à lui-même et qu’il a parfaitement tenues, c’est-à-dire rétablir les rapports de force à l’intérieur du régime en faveur des thèses du libéralisme, ouvrir de manière formelle les champs politique et médiatique en inventant des acteurs périphériques du débat politique et du débat médiatique, prendre la précaution de mettre tout ce processus sous la menace de l’islamisme qu’on pensait être sous contrôle. Voilà donc, les promesses du régime ont été tenues, elles ont même été tenues tragiquement durant la décennie 1990. Il faut toujours rappeler à la fois les avancées démocratiques de la Constitution de 1989 et en même temps rappeler avec quel cynisme, le régime a foulé aux pieds sa propre Constitution en autorisant les partis islamistes avec tout ce que cela a impliqué par la suite pour la sécurité du pays.s
avaient-elles manqué de maturité à cette époque ?
Quelles que soient les réserves qu’on puisse formuler sur leurs lignes politiques ou idéologiques, les segments qui se réclamaient d’une alternative démocratique étaient pour l’essentiel des gens qui activaient dans la clandestinité ou en exil, que ce soit le PAGS, les trotskystes ou le FFS. Et cela posait des problèmes de re-enracinement des luttes, des valeurs et de l’organisation dans les profondeurs de la société. De ce point de vue-là, le régime avait beaucoup d’avance sur l’opposition. Le FLN, qui reste un instrument du pouvoir, avait maillé la société dans ses dimensions urbaine et rurale.
Les islamistes ont calqué la démarche du FLN et se sont implantés ici et là, à la différence du courant dit démocratique. Du côté de ceux qui sont porteurs des valeurs démocratiques, il faut observer qu’ils n’ont pas été à même de dire qu’il y a un socle commun à partir duquel on peut diverger sur les approches, sur les objectifs, sur le long terme, mais il y a des objectifs communs : c’est-à-dire enraciner les valeurs démocratiques et aller vers la société, se battre pour une réelle libération des espaces publics. Je vais donner l’exemple de Mouloud Hamrouche qui est d’actualité : depuis qu’il a été mis à l’écart de la vie politique en juin 1991, on ne l’a plus entendu. Ali Benflis aussi, depuis qu’il a été mis à l’écart en 2004, on ne l’a plus entendu.
Ces gens-là ne vont pas vers la société et ne parlent pas aux Algériens. Ils restent dans la logique du sérail et attendent le coup de fil leur donnant le feu vert pour dire je suis candidat. Malheureusement, ça aussi c’est le résultat de la conception imposée par le régime depuis 1988.
De votre point de vue de sociologue et connaissant la régression sur les plans politique, économique et social, est-ce que la société algérienne est toujours en mesure de produire un mouvement de changement ?
Oui. 25 ans après Octobre 1988 et toutes les tragédies qui l’ont accompagné, la question de l’alternative démocratique n’a jamais été aussi actuelle. Il reste, certes, un certain nombre d’indicateurs sur lesquels on peut se prononcer et un nombre d’inconnues qui ne sont pas maîtrisables, mais il y a un bouillonnement dans beaucoup de secteurs de la jeunesse algérienne. Que ce soit sur les nouvelles technologies, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, ce bouillonnement n’a pas encore de relais dans les débats publics. Personnellement, je ne désespère pas de mon pays, ce sont les enseignements de l’histoire.
Quand on prend l’histoire du mouvement national, de ses crises après la répression de Mai 1945, après la crise de l’OS, avec celle qui a démantelé le parti porteur du projet indépendantiste, franchement, qui pouvait raisonnablement parier sur une accélération de l’histoire de notre pays ? Il faut rappeler qu’il s’agissait d’une minorité qui était dans la marginalité politique, des clandestins ayant pris des initiatives qui ont redistribué radicalement les cartes politiques du mouvement national et de la question de l’indépendance. La société algérienne a des réserves qui vont au-delà du système de la corruption et de la prédation. Je refuse l’idée que tous les Algériens soient les acteurs de la prédation et de la corruption.
Je suis certain qu’il y a des gens qui sont porteurs de projets positifs, la question est quel sera le catalyseur qui fera que ces énergies qui sont partout dans les profondeurs de la société puissent se croiser et donner lieu à des projets politiques qui peuvent être porteurs d’alternative ? Je pense aussi qu’il serait urgent que cela se passe, parce que le pays est arrivé à un point de non-retour et le drame est que le régime lui-même n’a pas de réponse à sa propre survie.
Nouri Nesrouche/ElWatan