L’expérience des Frères musulmans en Égypte a montré que, pour les islamistes, la démocratie et les élections ne sont qu’un moyen d’accéder au pouvoir et non une méthode d’exercer le pouvoir. La révolution du 11 février a chassé le pharaon Moubarak mais son successeur, Mohamed Morsi, issu de la confrérie des Frères musulmans, est animé par une ambition similaire. Le peuple égyptien n’a-t-il pas été floué par son “printemps” ?
La grave crise que traverse l’Egypte depuis la chute du régime de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, montre, certes, les difficultés de transition vers un système politique démocratique, après des décennies d’autoritarisme et d’absolutisme présidentiel, mais révèle du coup que les Frères musulmans n’ont pas souhaité autre chose que remplacer la dictature de Moubarak par la leur. La déclaration constitutionnelle du 22 novembre, annulée par la suite sous la pression de la rue et probablement par l’armée, qui avait mis le feu aux poudres en accordant des pouvoirs absolus au président de la République, en a été l’exemple le plus manifeste. Hormis les Frères musulmans et leur prolongement radical assumés par les salafistes, personne n’a cru les intentions du président Mohamed Morsi et du Parti Liberté et Justice, bras politique de la confrérie des Frères musulmans, de poursuivre l’installation des institutions démocratiques. La déclaration constitutionnelle que le président élu, a-t-on assuré, démocratiquement, et qu’il a été obligé d’abroger, allait à l’encontre de l’établissement d’une démocratie stable. Par ailleurs, n’a-t-elle pas fait réveiller les démons de l’autoritarisme et de l’absolutisme dont le peuple égyptien a souffert depuis Nasser. Et pour ceux qui n’étaient pas convaincus, il y a eu l’accélération des travaux de l’Assemblée constituante en l’absence des libéraux et de démocrates. De fait, dès qu’elle a raflé la mise du “printemps du Caire”, la mouvance islamiste majoritaire, Frères musulmans et salafistes, était entrée en confrontation musclée avec les courants libéraux, démocratiques et nationalistes, soutenus par l’Eglise copte, sur la rédaction de la Constitution. Les islamistes avaient annoncé leur couleur : l’Egypte sera sous ordre charaïque. Par ailleurs, le fauteuil présidentiel récupéré, Mohamed Morsi devait annoncer en privé à ses ouailles que la démocratie lui servira de tremplin pour instaurer l’Etat islamique pour réaliser l’objectif stratégique des Frères musulmans.
Les velléités pharaoniques de Morsi partage l’Egypte en deux
L’Egypte post-Moubarak démarrait ainsi sur une crise de confiance qui sépare les deux blocs islamiste et libéral. Le fossé s’est élargi, rendant plus difficile toute entente à un moment où le pays en a grand besoin pour mener à son terme la période de transition, remettre sur pied l’économie et aller de l’avant sur la voie de l’établissement d’un Etat démocratique. Les chefs de l’opposition, dont Mohamed El-Baradei, Hamdine Sabbahi et Amr Moussa, remis de leur échecs électoraux, ont repris du service dés que la place Tahrir a de nouveau vibré sous le slogan “Erhal”, cette-fois-ci clamé contre le président Mohamed Morsi travaillé par des velléités de type pharaonique, dans la continuité, pour ainsi dire, de Hosni Moubarak et avant lui Anouar Sadate. Le président islamiste a fait tomber son masque : la concertation et la transparence ne sont pas sa tasse de thé et il fait donner aux forces de sécurité l’ordre de matraquer les manifestants pacifiques. L’Egypte est plongée de nouveau dans le maelstrom avec cette fois et pour la première fois de son histoire contemporaine, une grave confrontation entre deux populations : les islamistes d’un côté, les opposants à leur dessein charaïque, de l’autre. Libéraux, démocrates, société civile ouverte et tolérante et chrétiens, se découvrent, se comptent, ils sont nombreux au point de faire sortir l’armée de ses casernes, pour les seconde fois, après la chute de Moubarak. Du coup, Mohamed Morsi tombe dans l’escarcelle d’une armée dont il avait cru s’être définitivement débarrassé en août, après un attentat djihadiste inopinée dans le Sinaï. Ce coup qui n’a pas livré ses secrets, ses protagonistes abattus par le voisin israélien, avait permis au président islamiste de récupérer le pouvoir détenu à titre transitoire par les généraux du Conseil suprême des forces armées. Pour sortir de l’impasse, l’armée, redevenue arbitre, coupe la poire en deux : Morsi a abandonné le pouvoir absolu qu’il s’était attribué mais son référendum constitutionnel a été maintenu. L’opposition a laissé tomber ses appels au boycott pour ne pas aggraver la césure apparue dans la société mais surtout pour mesurer son poids dans l’électorat à travers les voix contre le projet constitutionnel élaboré par les Frères musulmans et ouvrant la porte à un régime islamiste, avec la perspective de mieux rebondir lors des prochains rendez-vous électoraux, notamment les législatives et les locales. Le référendum s’est déroulé dans un climat électrique émaillé de violentes échauffourées entre pro et anti-Morsi. Les Frères musulmans, qui défendent l’action du président, soutiennent que la réalisation des objectifs du soulèvement populaire du 25 janvier 2011, auquel ils ont participé sur le tard, une fois Moubarak placé sur la porte de sortie, nécessite une action extralégale ! Cette “logique” fut adoptée également par le président Morsi qui s’est engagé à respecter dans son serment de prise de pouvoir, le 30 juin, la légalité. Ce qui a confirmé les appréhensions de l’opposition et des séculiers persuadés dès l’arrivée au pouvoir des islamistes que ceux-ci en général, et les Frères musulmans en particulier, ne croient pas à la démocratie et qu’ils considèrent les méthodes démocratiques, notamment les élections, que comme un tremplin pour accéder au pouvoir. Et une fois au pouvoir, ils useraient de tous les moyens dont ils disposent, dont ceux antidémocratiques, pour s’y maintenir. Il reste que l’acrimonie ressentie par les uns et les autres parmi les protagonistes de la crise post-Moubarak a attisé la bipolarisation sur la scène politique égyptienne. D’un côté les Frères musulmans et les salafistes qui veulent une théocratie, de l’autre, les séculiers qui refusent de glisser vers une nouvelle dictature.
Une confrontation douloureuse
La confrontation est, certes, douloureuse et porteuse de dangers mais c’est aussi les prémices de la démocratie. Libéraux, républicains et démocrates ne vont probablement pas gagner mais ils ont cassé un tabou : porter le débat sur le pouvoir islamiste sur la voie publique. Si la moitié d’Égyptiens ont adhéré à leur thèse de préserver l’islam des jeux politiques, cela n’a pas été suffisant car l’opposition n’a aucun contrôle sur la rue. Les démocrates d’Egypte savent ce qu’ils doivent faire : continuer le travail de mobilisation pour faire basculer leurs sympathisants et les indécis. Rendez-vous donc aux prochaines élections. Et ils savent aussi que les Frères musulmans ont systématiquement fraudé au cours de toutes les précédentes élections post-Moubarak. Et puis le bilan de Mohamed Morsi est lamentable dans tout ce qui concerne l’appareil d’État, sans compter son piètre bilan économique. Lors de sa campagne présidentielle, le président islamiste a fait des promesses délirantes sur ses 100 premiers jours en tant que chef de l’État. Il allait, par exemple, lutter contre la corruption, rendre les rues propres, relancer l’emploi, augmenter les prestations sociales… Une partie assez importante de la population l’a cru. Aucune de ses promesses n’a été tenue. Aujourd’hui, la vie est encore plus chère et la sécurité n’est pas au rendez-vous. Pire, Morsi a essayé de cumuler tous les pouvoirs, divisant de facto la population égyptienne en deux. Ses velléités pharaoniques auront déclenché un déclic salvateur dans la moitié de la population qui estime que politique et religion ne doivent pas faire bon ménage. De ce point de vue, Mohamed Morsi aura réussi le tour de force de rendre visible la société séculaire dans un pays que l’on a cru entièrement et totalement acquis à l’idéologie islamique. Le “printemps arabe” n’a pas fini de surprendre.
D. B