– Cinquante et un an après, les explosions et les essais nucléaires français continuent à faire des victimes dans le
grand sud algérien, parmi elles les populations juvéniles, qui souffrent de deux problèmes : l’indifférence totale de l’ancienne puissance coloniale et les conséquences de la radioactivité. Habitant une maison en toub, dans le Ksar « Taarabt », le ksar qui a le plus souffert des répercussions de la radioactivité induite par ces explosions et ces essais nucléaires (distant de 2 km de Reggane qui est située à 60 km
de Hamoudia, lieu du premier essai le 13 février 1960), la famille Abella constitue un exemple vivant des effets néfastes de cette hécatombe appelée « Gerboise bleue ».
Les trois filles sourdes-muettes qui, visiblement, ne savent pas ce qui leur arrive, ont manifesté de la joie à la visite de l’équipe de l’APS,
croyant que l’apparition de personnes étrangères changerait leur vie.
Chez Zohra, 9 ans, la plus jeune, les conséquences sont non seulement
visibles mais choquantes. Un énorme angiome lui mange le visage. Il représente des stigmates visibles d’une chirurgie réparatrice sur la mâchoire droite. Se bousculant pour la prise de photos, les deux plus jeunes ont exprimé, par des gestes timides, leur souhait de fréquenter une école comme toutes les filles de leur âge, devant le regard résignée de la plus grande qui sait que ce que demande ces deux jeunes s£urs handicapées relèvent du domaine de l’impossible à Reggane.
« Le ksar Taarabt constitue un véritable laboratoire à ciel ouvert pour connaître, avec exactitude, les répercussions des explosions et des essais nucléaires sur les êtres humains », affirme Hamou Khelladi, lui-même père de deux filles nées avec des malformations. Il garde jalousement le dosimètre de son père, mort d’un cancer en 1968 et qui a travaillé dans le centre militaire de Hamoudia.
Ce dosimètre, qui sert à mesurer la radioactivité reçu par ce « cobaye » humain, recruté comme man£uvre dans le centre militaire de Hamoudia, en 1959, et qui ignorait son statut réel de « cobaye », est pour Hamou « la preuve concrète de l’ignominie coloniale ».
Impuissant devant ce qui lui arrive, Hamou rejoint, dans son cri de détresse, l’appel lancé par Bruno Barrillot, délégué auprès du gouvernement autonome de Polynésie, chargé du suivi du dossier des victimes polynésiennes des explosions et des essais nucléaires français, pour le nettoyage de la radioactivité qui continue à sévir dans la région de Reggane.
C’est le même cri de détresse de Djoudi M’barek, directeur de collège d’enseignement moyen à Reggane, atteint d’un cancer cérébral.
M’barek, qui a eu la vie sauve, selon ses dires, grâce au dépistage précoce de sa maladie, survenue en 2002, croit fermement que son sort s’est joué lorsqu’il avait organisé une excursion éducative au profit d’un groupe d’enseignants et d’élèves à Hamoudia.
Ayant subi deux interventions chirurgicales au centre hospitalier de Franz-Fanon (Blida), M’barek ne désespère pas de voir les autorités françaises reconnaître enfin leur responsabilité dans ce qui lui arrive. « J’ai constitué un dossier que j’ai remis à un avocat, afin qu’il plaide
ma cause à Paris », a-t-il dit, sans grande conviction, car, a-t-il confié, la loi Morin pour l’indemnisation des victimes scelle, dans la réalité, la décision des autorités françaises de ne pas reconnaître, ni indemniser les victimes algériennes. M’barek s’en est pris, aussi, aux autorités algériennes, à qui, il reproche leur « désintérêt » envers les victimes de Reggane et d’In Ekker.
« Elles devront s’intéresser à nous. L’installation d’un centre de dépistage peut être utile au lieu de laisser les victimes mourir, souvent dans la totale méconnaissance de leur mal », a-t-il plaidé.
Si Mohamed Erreggani, le doyen des irradiés de Reggane raconte:
Erreggani, cet ancien employé d’un service de santé du Centre militaire français de Hamoudia qui, malgré le poids de l’âge (79 ans), se souvient même des premières équipes militaires et sanitaires françaises qui sont venues s’installer à Hamoudia en 1957.
L’arrivée de 4000 soldats français dans cette localité, en 1957, dit Erreggani, n’avait pas attiré l’attention des autochtones, habitués à de tels déploiements militaires de l’ancienne puissance coloniale. Ce n’est qu’en 1958, se souvient-t-il, et avec l’arrivée de généraux
et de hauts gradés de l’armée coloniale que les habitants avaient commencé à se poser des questions.
« En 1959, les militaires français avaient commencé à déplacer le matériel et les équipements de la base militaire, située à 10 km au nord de Reggane, vers Hamoudia », raconte-t-il. Le service hospitalier, au sein duquel il exerçait en tant qu’infirmier,était dirigé par le capitaine Bouchot et doté de toutes les spécialités médicales.
Il se rappelle de la visite du général Ailleret, le « Monsieur nucléaire » de l’armée française, venu en 1960, superviser, selon lui, les préparatifs de l’explosion nucléaire.Le 12 février 1960, le jour J-1, tout était prêt pour l’expérimentation assassine, en imposant aux habitants de sortir de chez eux, 24 heures avant l’explosion avec la seule consigne, précise-t-il, de se draper dans une couverture et de garder les yeux fermés.
Les autorités militaires ont distribué, ajoute-t-il, des dosimètres, connus localement sous l’appellation de « Skobido », pour les habitants, les militaires et les employés du centre. Le jour de l’explosion, le 13 février 1960, les habitants avaient senti un énorme séisme suivi d’une poussière dense, avec des rayons lumineux visibles de Karzaz (Bechar), à 650 km de Hamoudia, se souvient encore Erreggani.
Ce jour-là, la France venait de s’introduire et avec fracas dans le club fermé des puissances nucléaires, laissant derrière elle, à Hamoudia, des déchets nucléaires à même la terre, qui continuent, un demi-siècle après, à faire des victimes.