“Parmi les milliers d’Algériens emmenés au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, des dizaines d’entre eux ont été tués à coups de crosse et de manche de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie, leurs membres brisés.”
Ces propos, contrairement à ce qu’on peut penser, ne sont pas le fait de conteurs en mal de sensation. Il s’agit d’un des témoignages accablants sur un pan de l’histoire de la Révolution algérienne, écrits par des policiers français, et donc acteurs dans les événements d’octobre 1961, avec le massacre en masse de notre communauté qui s’est soulevée contre la décision du préfet de Paris d’instaurer, de manière discriminatoire contre elle, un couvre-feu.
Un témoignage sur les centaines présentées en exclusivité, jeudi dernier, au forum d’El-Moudjahid, a été invoqué par Ali Haroun, ancien dirigeant de la Fédération FLN de France (1954/1962). Une compilation numérique réalisée par Média Marketing d’Ahmed Aggoune. Une œuvre contenant 106 rapports et 117 témoignages rédigés de la propre main des militants qui ont subi ou vécu les atrocités lors des manifestations du 17 octobre.
Les comptes-rendus sont assez clairs pour témoigner en effet des exactions commises sur ordre du gouvernement français. À Nanterre, Porte de Versailles, Saint-Denis, Clichy, Austerlitz ou autres quartiers de Paris, la méthode est la même : casser de l’Algérien. Climat de répression avec faits plus graves, des Algériens jetés dans la Seine. “Des harkis installés dans une localité où s’excerce la violence policière sur des Algériens qui se voyaient tabassés, intimidés et même jetés dans la Seine”, rapporte un témoignage.
D’autres encore rapportent que beaucoup d’Algériens, en plus des tortures qu’ils ont subies, sont carrément jetés dans la Seine. La particularité du document présenté par Ali Haroun, c’est ce rapport d’un groupe de policiers républicains qui a tenu à se démarquer, à l’époque, de la politique de liquidation physique initiée par Maurice Papon, préfet de police.
“Parmi les milliers d’Algériens emmenés au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, des dizaines d’entre eux ont été tués à coups de crosse et de manche de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie, leurs membres brisés. Leurs corps furent piétinés sous le regard bienveillant de M. Paris, contrôleur général. D’autres eurent les doigts arrachés par les membres du service d’ordre, policiers et gendarmes mobiles, qui s’étaient cyniquement intitulés comité d’accueil. À l’une des extrémités du pont de Neuilly, des groupes de gardiens de la paix, à l’autre des CRS opéraient lentement leur jonction. Tous les Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités systématiquement dans la Seine. Il y en eut une bonne centaine à subir ce traitement. Ces mêmes méthodes furent employées au pont Saint-Michel. Les corps de ces victimes commencèrent à remonter à la surface journellement, portant des traces de coups et de strangulation. À la station du métro Austerlitz, le sang coulait à flots, des lambeaux humains jonchaient les marches des escaliers. Ce massacre bénéficiait du patronage et des encouragements de M. Soreau, contrôleur général du district 5”, dit le rapport de police.
Quand Papon parlait de trois morts
Plus loin, ce rapport ajoute : la petite cour, dite d’isolement, qui sépare la caserne de la cité de l’hôtel préfectoral, était transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine, non sans les avoir délestées, au préalable, de leurs montres et de leur argent.
M. Papon, préfet de police, et M. Legay, DG de la police municipale, assistaient à ces horribles scènes. Dans la grande cour du 19-Août, plus d’un millier d’Algériens étaient l’objet d’un matraquage intense que la nuit rendait encore plus sanglant. à Saint-Denis, les Algériens ramassés au cours de rafles sont systématiquement brutalisés dans les locaux du commissariat. Plus de trente malheureux furent jetés, inanimés, dans le canal après avoir été sauvagement battus. “Il y a eu 200 Algériens morts lors de ces événements”, dira Ali Haroun, et de préciser que ce chiffre ne tient pas compte des disparus. Voilà bien une triste réalité que voulait minimiser Papon en annonçant, au lendemain des événements, trois morts, dont un Européen. Pourtant, un autre rapport de sa propre police est clair en confiant cette déclaration du patron : “Réglez vos affaires avec les Algériens vous-mêmes. Quoi qu’il arrive, vous êtes couverts.” Pouvait-on en espérer mieux ?
Reconnaissance ?
Ali Haroun, qui a animé le débat qui suivit la présentation de ces archives, est revenu sur la date du 17 octobre, dont les préparatifs remontent à plusieurs semaines. Une date qui fait suite aux manifestations du 11 décembre 1960 en Algérie et à la suite desquelles le général de Gaulle, devant l’évidence de l’avancée inexorable de la cause algérienne, ne pouvait qu’admettre de continuer la guerre qui n’avait plus aucun intérêt pour la France, d’autant plus que les négociations d’Évian étaient déjà enclenchées. Mais à l’intérieur du gouvernement français, comme dans l’armée (les généraux putschistes), l’OAS, Frey, le préfet de Constantine, Papon et autres Debré ne l’entendaient pas de cette oreille. Mais le train était en marche et il avait même atteint sa vitesse de croisière. Il ne restait donc au FLN qu’à mettre la pression sur la France sur son propre territoire. Aujourd’hui, même si les réticences existent, les archives sont là pour montrer que les exactions ont bien été commises. Des policiers qui ont vécu en live les événements n’ont pas hésité à déclarer leur démarquage : “Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants contre les manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n’a été trouvée, nous fait un devoir d’apporter notre témoignage et d’alerter l’opinion publique. Nous ne pouvons taire plus longtemps notre réprobation devant les actes odieux qui risquent de devenir monnaie courante et de rejaillir sur l’honneur du corps de police tout entier. La révolte gagne les hommes de toutes les opinions. Dans nos rangs, ceux-là sont la grande majorité. Certains en arrivent à douter de la valeur de leur uniforme. Tous les coupables doivent être punis. Le châtiment doit s’étendre à tous les responsables, ceux qui donnent les ordres, ceux qui feignent de laisser faire, si haut placés soient-ils.”
Depuis cette triste époque, des choses ont évolué, dira Ali Haroun. Peut-on dans ce cas de figure s’attendre à une reconnaissance du préjudice par la France ? Tacitement, pourrait-on répondre, puisque sur le terrain, et selon l’ancien dirigeant de la Fédération de France, cet événement sera célébré ces jours-ci dans certaines municipalités par, notamment, la pose de plaques commémoratives. Sur le plan international, il est à noter que les manifestations du 17 octobre font partie du programme d’enseignement dans des universités américaines.
ALI FARES