Les principales villes de Kabylie connaîtront aujourd’hui des marches pour commémorer le 30e anniversaire des manifestations du Printemps berbère d’avril 1980 et le 9e anniversaire du «Printemps noir» au cours duquel une centaine de jeunes ont été tués dans des émeutes sanglantes.
Cependant, comme on peut le constater dans les différents communiqués et affiches que les animateurs de cette double commémoration ont produits, les marches sont initiées par des branches et des obédiences qui diffèrent par leurs sigles et par les…itinéraires qu’ils proposent. Ces itinéraires qui divergent à l’intérieur de la même ville – les unes sont parallèles ou perpendiculaires aux autres – renseignent, on ne peut mieux, sur le délitement d’un mouvement qui, initialement, portait les espoirs non seulement de la région d’où il a pris naissance, mais également de toute l’Algérie.
Déjà, dans sa littérature de référence du début des années 1980, le Mouvement culturel berbère situait pratiquement au même niveau la revendication de l’identité berbère (reconnaissance de l’histoire du pays et réhabilitation de la langue amazighe) et le processus de démocratisation de la société et des institutions duquel dépend réellement la première revendication.
Celle-ci étant donc d’essence démocratique et se trouvait dès le départ moulée dans une indéniable dimension nationale et ce, malgré les manœuvres du parti unique et de l’esprit d’inquisition de l’époque qui voulaient cantonner le mouvement dans une espèce de «particularisme kabyle».
Ironie de l’histoire, c’est cette dernière accusation que l’un des animateurs du Mouvement berbère des années quatre-vingt, en l’occurrence Ferhat Mehenni, a fini par faire sienne en l’exploitant pour un nouvel idéal appelé «autonomie de la Kabylie».
Son Mouvement, le MAK, marchera aujourd’hui, dans des itinéraires qu’il a choisis pour lui, pour appeler à l’autonomie de cette région; un concept nébuleux qui ne semble pas avoir les suffrages des populations, puisque, depuis sa première apparition en avril 2001, aucun travail idéologique ou technique de base n’a pu être réalisé par ses animateurs en direction des jeunes ou des médias.
Les partis traditionnellement ancrés en Kabylie ainsi que des animateurs des aârchs ont appelé, eux aussi, à des marches pour perpétuer le souvenir des luttes pour l’identité et la démocratie.
En dehors des manifestations (marches, expositions, conférences) prévues pour cette journée, il y a sans doute lieu de s’arrêter sur ce qu’a pu engranger la lutte ininterrompue pour l’identité amazighe dans notre pays depuis trois décennies. Malgré les épreuves et certaines déceptions, le bilan de la lutte pour la réhabilitation de l’identité et de la culture berbères est éloquent. Des dizaines d’écoles enseignent aujourd’hui tamazight.
Cette langue a, au milieu des années 1990, été introduite à l’université. En 2003, un Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight a été créé et un arrêté interministériel définissant les missions et l’organisation de ce centre a été publié en mars 2007.
De grandes insuffisances persistent : le statut des enseignants, les outils pédagogiques, l’accès offensif du berbère à l’audiovisuel public, la révision des manuels d’histoire pour donner à la dimension berbère la place qu’elle mérite et d’autres volets dont il reste à affiner le contenu.
Abstraction des divergences et déchirement frappant aujourd’hui ses anciens animateurs, l’évolution de la revendication culturelle berbère semble s’acheminer vers une maturité plus grande maintenant qu’elle a fait et assimilé l’expérience de la clandestinité et de la répression policière et qu’elle est passée ensuite par une gestion «partisane» où les intérêts étroitement politiciens ont primé sur le reste.
Elle peut, dans cette étape de son évolution, «tester» la bonne foi des pouvoirs publics qui se sont engagés sur maints dossiers à aller dans le sens de l’histoire de façon à réhabiliter réellement un pan entier de notre identité et de notre culture en mettant les moyens logistiques et scientifiques qu’une telle entreprise réclame.
Le lancement d’une Chaîne de télévision publique en tamazight intervenue en mars 2009 participe certainement du souci de réparer un déséquilibre flagrant en matière d’accès des populations algériennes aux médias; mais, dans ce cas de figure comme dans toutes les situations où les pouvoirs publics sont appelés à mobiliser des fonds pour une infrastructure ou un équipement culturel, il importe de mettre cette réalisation réellement à la disposition de la société, des créateurs et des animateurs de la culture pour que les compétences et vrais talents puissent y trouver leur terrain d’expression.
Reproduire maladroitement la tare des autres structures déjà existantes ne donne aucune chance ni aucun crédit à la nouvelle réalisation.
Réconcilier la nation avec elle-même
L’Algérie actuelle – gouvernement, institutions et société – dispose-t-elle de ressources psychologiques, de vison stratégique et de courage politique nécessaires pour une vraie réconciliation de la nation avec elle-même de façon à évacuer définitivement ce «malentendu historique» qui a longtemps dressé la revendication berbère comme une «épine» dans «l’unanimisme national» lequel, à bien y regarder, souffre de cette discordante «omission» historique? L’espoir est peut-être permis avec les nouveaux engagements du pouvoir politique auxquels il y a lieu de donner des prolongements pratiques sur le terrain.
Dans un monde de plus en plus uniformisé, aux valeurs «astiquées» et standardisées par des moyens technologiques très puissants, l’un des plus grands combats qu’il sera exigé aux peuples en retard de livrer, c’est bien le combat pour la préservation et la promotion de leur identité. L’«exception culturelle» que certains pays d’Europe tentent de faire valoir, dans le cadre de l’OMC face à l’américanisation de la culture mondiale, nous donne un avant-goût d’une lutte à armes inégales.
Au lendemain de l’Indépendance, le déficit de la conscience culturelle au sein des structures de la révolution a trouvé son prolongement dans le nouvel Etat indépendant.
En place et lieu d’une politique culturelle solide qui prendrait en charge toute la diversité et toute la richesse de notre pays, qui s’appuierait sur la promotion de l’école, de l’industrie cinématographique, de l’encouragement du théâtre, de la culture musicale et muséale, du livre et de la lecture, l’on a eu droit à une démagogie populiste faite d’une mixture de socialisme et de baâthisme.
Le vide culturel qui s’est greffé à une situation dramatique d’analphabétisme héritée de la colonisation ont créé une si parfaite jonction avec la gestion clientéliste de la rente pétrolière que même les vieilles valeurs de moralité et de probité ont fini par être diluées dans une fausse modernité.
A quand la fin de l’«intermédiation» politique ?
La grande lézarde qui a affecté le corps de la société depuis la fin des années 1980 n’a rien d’un tonnerre dans un ciel serein. C’est un long processus de régression et de descente aux enfers. La baisse des recettes pétrolières n’a fait que jeter sur celui-ci la lumière crue d’un pays subitement désargenté. Aucun étonnement quant au nouveau cours pris par les événements après 1991.
Tous les errements des pouvoirs successifs qui ont installé l’esprit d’assistanat dans les structures de la société et désarmé l’être algérien face aux nouvelles réalités du monde qui continuait à évoluer sans nous, voire contre nous, ne pouvaient aboutir qu’au désastre social et au malaise culturel que ne peut endiguer aucune politique de réforme basée exclusivement sur la volonté de la redynamisation de la croissance économique.
La situation de certains pays d’Afrique classés comme étant les moins avancés de la planète et vivant sous le seuil de la pauvreté, n’est pas nécessairement plus dramatique que la nôtre. Là où les valeurs culturelles et les structures familiales gardent encore leur fonction de sublimation – au sens freudien – la crise économique est largement relativisée ; elle ne prend les dimensions d’un drame que lorsqu’elle est manipulée par des parties extérieures pour des fins mercantiles ou tenant de la géostratégie mondiale.
Si, quelques années après l’indépendance du pays, des écrivains ont continué à produire des œuvres littéraires et même si de belles prémices d’une culture cinématographique, sous le règne de l’ONCIC, ont commencé à éclore, la régression culturelle ne faisait que se confirmer de jour en jour. Sur plus de 400 salles de cinéma héritées de la colonisation, il n’en reste qu’une poignée au début du nouveau siècle.
Les bibliothèques municipales, qui furent un programme – plutôt une velléité populiste – sous le règne de Boumédiène, sont un vœu pieux. Pendant trois décennies, l’ostracisme aura frappé toute la sève de la culture algérienne. Le raï, venu des fonds bédouins de l’ouest algérien était carrément interdit.
La chanson kabyle contestataire (Slimane Azem, Matoub) était frappée d’interdiction. Ahmed Saber, Cheikh El Afrit, Enrico Macias, Lili Bonich et d’autres porteurs de valeurs humanistes n’avaient pas droit de cité. N’a-t-on pas poussé le cynisme jusqu’à envoyer en exil l’auteur de «Kassamen», Moufdi Zakaria ?
En refusant ou en omettant de prendre en charge une partie importante de son identité millénaire et en s’engluant dans la gestion rentière de son économie, l’Algérie n’a pas su faire siennes les valeurs de la démocratie y compris lors du printemps mondial de la démocratie qui a soufflé sur l’Europe de l’Ouest et quelques autres pays retardataires.
C’étaient plutôt le fond de violence longtemps refoulé, la médiocrité d’une école laissée à la marge du progrès et les différentes injustices sociales qui, dans une mortelle agrégation, ont fait irruption dans la maison Algérie à une étape pourtant dite d’«ouverture démocratique» et de «pluralisme politique».
La violence s’est installée pour plus d’une dizaine d’années. La revendication culturelle berbère, sortie de la clandestinité, sera offerte en hostie à des partis ou des mouvements qui la domestiqueront selon les ambitions étroites de ces structures.
Peut-on espérer que pour la promotion véritable de la culture amazighe, l’«intermédiation» politique cesse au profit d’un travail plus serein fait par les professionnels, d’une part, et au profit d’une prise en charge réelle dénuée de manœuvres politiciennes par les institutions de la République, d’autre part.
Saâd Taferka