2e anniversaire de la révolution en Libye : Erreurs stratégiques, manipulations et disparition de l’Etat

2e anniversaire de la révolution en Libye : Erreurs stratégiques, manipulations et disparition de l’Etat
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Du mythe du sauvetage de Benghazi à la sous-estimation de la capacité de mobilisation de Kadhafi en passant par des choix militaires inadaptés, Patrick Haimzadeh,ancien diplomate français à Tripoli, analyse la façon dont la «coalition» se fourvoie.
Pour qui aurait manqué les mensonges qualifiant l’armée irakienne de «quatrième armée du monde» en 1991 et ceux des armes de destruction massive de Saddam Hussein en 2003, l’année 2011, avec la guerre de l’Otan en Libye, aura offert une belle séance de rattrapage.
Ayant vécu et travaillé de nombreuses années dans des pays arabes dotés de régimes autoritaires, je me suis bien sûr réjoui des mouvements d’émancipation des peuples arabes de ce début d’année 2011. Etre critique à l’égard de la guerre de l’Otan en Libye ne signifie nullement que j’éprouve une quelconque sympathie pour le régime du dictateur libyen qui a toujours fait preuve d’une grande violence à l’encontre de sa population, ni que je préfère le statu quo ante à la promotion des valeurs universelles de dignité et de liberté auxquelles aspire légitimement le peuple libyen.
L’analyse des dix mensonges, contrevérités et erreurs sur cette guerre en Libye, relayés par les principaux médias français depuis plus de trois mois, s’appuie autant sur une expérience de terrain en Libye que sur une expertise d’ancien officier de l’armée de l’Air française.
1. Insurrection ou guerre civile?
Le 19 mars 2011, date du début des bombardements de la «coalition», il ne s’agissait plus d’une insurrection populaire mais déjà d’une guerre civile…
L’insurrection populaire qui a débuté en Cyrénaïque et dans deux régions de Tripolitaine (Misrata et la montagne de l’Ouest, dite djebel Nefoussa) n’a duré qu’une dizaine de jours.
Elle a laissé la place, dès lors, à une guerre civile entre deux entités politiques déjà en place au moment du vote de la résolution 1973. D’un côté, le régime de Kadhafi, condamné à terme, et de l’autre le Conseil national de transition (CNT) représentant principalement les populations insurgées de Cyrénaïque et de Misrata, et qui est aujourd’hui reconnu par une quinzaine de pays comme autorité légitime du peuple libyen.
Selon ses dires, le CNT comprendrait également des représentants des zones toujours sous la coupe du colonel Kadhafi (soit environ deux tiers de la population libyenne) mais leurs identités sont tenues secrètes. On peut douter cependant de leur représentativité, leurs régions d’appartenance étant toujours sous le strict contrôle du régime de Kadhafi.
Que la propagande du CNT cherche à faire passer tous les combattants de Kadhafi pour des mercenaires africains est naturel. On peut comprendre en effet que les insurgés soient enclins à dissimuler le fait que ce sont d’autres Libyens qui se battent pour le soutien du régime, et cherchent ainsi à nier l’existence d’une guerre civile
Rien n’illustre pourtant mieux cette idée de guerre civile que l’exemple de cet ami libyen, appartenant à la grande tribu arabe des montagnes de l’ouest, qui se bat contre Kadhafi. Son ex-femme et mère de ses enfants appartient à une tribu majoritairement fidèle à Kadhafi. Son fils aîné, qui vivait avec sa mère au moment de l’insurrection, se bat désormais dans les rangs des fidèles de Kadhafi et leur père n’a qu’une angoisse : se retrouver un jour confronté dans les combats à son propre fils !
Le schéma binaire du bien contre le mal et du peuple en armes contre le dictateur isolé est donc une belle image de philosophe parisien qui malheureusement ne correspond pas aux réalités du terrain.
2. Le mythe du «sauvetage de Benghazi» (1)
Les forces de Kadhafi (moins d’un millier d’hommes accompagnés au maximum d’une vingtaine de chars sans logistique) n’avaient pas les moyens de commettre un «bain de sang» à Benghazi, ville de plus de 30 km de long et de 800.000 habitants, et encore moins de «reprendre» toute la Cyrénaïque libérée dont les habitants disposaient des armes récupérées dès les premiers jours de l’insurrection.L’exemple de Misrata, dont les habitants ont repoussé héroïquement les forces de Kadhafi, démontre que les insurgés sont capables de se battre brillamment pour défendre leur territoire. C’est ainsi que la belle histoire des chars détruits in extremis par l’armée de l’air française, sauvant ainsi Benghazi du carnage et la Cyrénaïque du bain de sang annoncé, est devenu un des mythes fondateurs et justificateurs de cette guerre.
Cette belle histoire à laquelle nous avions tous envie de croire, racontée par un écrivain à succès et un président en mal de popularité, n’en constitue pas moins une opération de propagande, consciencieusement relayée sans analyse critique par la quasi-totalité des politiques et médias français.
3. Des buts de guerre confus et évolutifs, une lecture «extensible» du mandat fixé par la résolution 1973
Le but de guerre affiché initialement, qui découlait du mandat fixé par la résolution 1973, était la protection des populations civiles. Dès lors que l’insurrection avait déjà laissé la place à une guerre civile, comme nous l’avons vu précédemment, ce but de guerre pouvait prêter à confusion puisque les insurgés n’étaient plus alors des civils désarmés mais des combattants. Ces combattants ont d’ailleurs fait la preuve de leur héroïsme et de leurs capacités tactiques à Misrata et dans le djebel Nefoussa.
Le but de guerre, initialement implicite, du départ ou de la mort de Kadhafi est devenu progressivement explicite. Il constitue désormais la condition posée par l’Otan à l’arrêt des bombardements, ce qui représente une lecture largement extensible de la résolution 1973, voire une violation du cadre de cette résolution au regard du droit international.
Enfin, les bombardements d’objectifs situés dans des zones habitées de Tripoli, loin de protéger les civils, en ont déjà tué un certain nombre qui entrent pour l’Otan dans la catégorie des «victimes collatérales».
Si la précision des bombardements, le vocabulaire utilisé pour les qualifier -«frappes ciblées»- et l’absence d’images des destructions et des victimes peuvent le faire oublier, ces victimes sont là pour rappeler qu’il n’y a pas de guerre ni de bombardement humanitaire.
4. L’absence de «plan B» face à l’escalade ou à l’enlisement
«La guerre mène au paroxysme de la violence.» Cette phrase de Clausewitz, le célèbre théoricien prussien de la guerre, trouve toute son illustration dans l’escalade militaire observée depuis trois mois.
Après nous avoir expliqué que les bombardements de l’aviation permettraient aux insurgés de l’emporter rapidement, puis qu’ils provoqueraient la chute du régime par «délitement», on nous a vanté l’action des drônes américains, puis des hélicoptères censés provoquer une «rupture tactique».
Cette escalade a aujourd’hui atteint ses limites du fait de la nécessité de minimiser les «victimes civiles collatérales» qui auraient évidemment un impact négatif sur les opinions publiques des pays de l’Otan, et parce que la résolution 1973 exclut l’envoi de troupes au sol.
En l’absence de «plan B» de sortie, l’Otan est donc condamnée à gagner son pari de chute du régime ou à s’enliser dans ce conflit. La propagande quotidienne de l’Otan affirmant que les jours de Kadhafi sont comptés cache mal l’impasse de l’option militaire.
5. La surestimation de la capacité militaire des insurgés, notamment à porter la guerre hors de leurs territoires d’origine
Les insurgés de Cyrénaïque, de Misrata et du djebel Nefoussa ont fait la preuve de leur capacité à défendre héroïquement, voire à reprendre leur ville, leur village ou leur montagne. Ils sont en revanche beaucoup plus réticents à aller porter le combat sur des territoires qui ne sont pas les leurs. Ils savent en outre que toute incursion de combattants armés en provenance d’une autre région serait mal perçue par les locaux qui risquent fort de ne pas les accueillir en libérateurs, à plus forte raison si ces locaux appartiennent à des tribus ou des clans restés fidèles ou sympathisants à Kadhafi.
Imaginer que les Libyens originaires de Cyrénaïque ou de Misrata puissent «libérer» la Tripolitaine encore sous le joug de Kadhafi est une grave erreur. Chaque région libyenne devra se soulever par elle-même et c’est au niveau local que tout se jouera (ou non…)
6. La sous-estimation de la volonté de résistance de Kadhafi
Le colonel Kadhafi s’est construit, psychologiquement et politiquement, dans la lutte contre toute forme de colonialisme et d’impérialisme. Ainsi cite t-il toujours l’expédition franco-britannique de Suez, en 1956, comme l’événement qui a fait naître sa conscience politique. Ironie de l’Histoire, ce sont ces deux mêmes pays qui sont aujourd’hui à la tête de la guerre menée contre lui.
Contrairement au dictateur déchu Ben Ali et à l’autocrate Moubarak, Kadhafi est porté par une idéologie et un goût pour la confrontation et le combat et il a pour modèles Che Guevara et Fidel Castro. Il ira donc jusqu’au bout de son combat et on voit mal comment il pourrait accepter de quitter ce pouvoir qui est toute sa vie depuis 42 ans pour aller finir ses jours comme un simple retraité dans une résidence africaine.
Conditionner l’arrêt des bombardements à son départ de Libye est donc un but de guerre irréaliste qui méconnaît la personnalité du dictateur.
7. La sous-estimation de la capacité de mobilisation de Kadhafi
Cette erreur d’analyse s’explique en partie par l’enthousiasme suscité par les succès des insurrections en Tunisie et en Egypte, qui ne sont pourtant absolument pas transposables au cas libyen. Portés par la propagande d’Al-Jazeera et par la confusion entre leurs désirs et les réalités du terrain, nombre de commentateurs n’ont pas voulu voir qu’une fois passé le choc initial, Kadhafi avait repris la situation en mains dans la capitale et dans une grande partie de la plaine côtière où réside plus de la majorité de la population de Tripolitaine. Sans compter le grand sud (Fezzan), dont on a oublié qu’il ne s’est pratiquement pas soulevé.
S’il est dérangeant de penser qu’un régime dictatorial dispose d’une certaine base sociale, nier cette réalité ou la négliger conduit à de graves erreurs d’analyse. Là aussi, tout laisse à penser que la décision d’entrer en guerre a été prise sans connaissance ni analyse un peu sérieuse et objective des réalités du pouvoir et de la société libyenne.
8. Des modes d’actions militaires inadaptés au cas libyen
Au plan tactique (soutien direct des insurgés) comme au plan stratégique (bombardement direct de Kadhafi, incitation à la défection de son cercle de fidèles ou délitement du régime), force est de constater que les effets des quelque 4000 missions de bombardement réalisées par l’Otan depuis plus de 3 mois sont peu probants.
L’Otan annonce bien évidemment que l’attrition des forces de Kadhafi est sérieuse et s’accroît de jour en jour. A supposer que l’Otan soit en mesure d’évaluer précisément ces taux d’attrition, ce genre de déclaration ne peut néanmoins constituer une base sérieuse pour l’analyse, compte tenu de la propagande et de la guerre psychologique pratiquées par toute force ou tout Etat engagé dans un conflit.
Certains responsables et experts militaires ont par ailleurs évoqué depuis le début de cette guerre la notion de «point d’inflexion stratégique» qui, selon les théories américaines de la guerre aérienne moderne, élaborées dans les années 1980 et 1990, correspond à l’effet de seuil systémique (ou de transition de phase) au delà duquel survient immanquablement le délitement de l’ensemble de l’appareil d’Etat. Ces théories, conçues pour s’appliquer dans le cadre de campagnes de bombardements de haute intensité 24 heures sur 24 contre des pays disposant d’un appareil d’Etat, d’un complexe militaro-industriel et d’une armée constituée, sont inadaptées à la Libye qui n’a rien de tout cela. Au lieu de se déliter, le régime s’adapte et se recompose en permanence.
L’Otan peut continuer à bombarder chaque jour des entrepôts vides, des casernes désaffectées, des états-majors et des ministères fantômes et des centres de commandement qui ne commandent rien : cela n’aura qu’une incidence marginale sur la chute du régime. La seule courbe avérée dans ce domaine est celle du temps qui passe; à savoir que chaque jour qui passe verra Kadhafi plus vieux d’un jour…
9. L’irruption d’un acteur étranger dans une guerre civile, loin de régler les problèmes, tend à en créer de nouveaux
La France et les autres pays de l’Otan impliqués dans les bombardements de la Libye sont les acteurs militaires directs d’un conflit intérieur libyen.
Quelle que soit l’évolution de la guerre en Libye, la poursuite des opérations militaires de l’Otan au-delà de l’objectif initial de protection des populations civiles contribue chaque jour à confisquer la révolte libyenne au peuple libyen. Si tant est que cette guerre apporte la victoire à terme de l’insurrection, pour une partie de la population libyenne elle apparaîtra comme un sous-produit d’une nouvelle intervention militaire occidentale dans un pays arabe.
Et ce n’est pas la participation symbolique des Emirats arabes unis, dont on sait qu’ils abritent depuis peu une importante base militaire française, et du Qatar qui a soutenu dès le départ l’insurrection libyenne par la voix de sa chaîne Al-Jeezira (tout en se gardant de dénoncer l’intervention militaire saoudienne pour mater le début d’insurrection populaire au Bahreïn), qui changeront cette perception.
Enfin, les bombardements qui frappent tous les jours Tripoli depuis trois mois et qui font –quoi qu’on en dise– des victimes civiles, ainsi que l’embargo et l’isolement international dont les populations civiles de Tripolitaine sont les premières à souffrir, contribuent à entretenir le ressentiment d’une majorité d’habitants de cette région, tant à l’égard des Occidentaux que des habitants de Cyrénaïque, accusés à juste titre d’avoir appelé à l’intervention militaire directe de puissances étrangères contre d’autres Libyens.
En ce sens, la poursuite de l’intervention militaire directe de l’Otan dans cette guerre pose plus de problèmes à long terme pour la Libye qu’elle n’en résout.
A fortiori quand les buts de guerre de l’Otan n’ont plus qu’un rapport lointain avec l’objectif initial affiché de «protection des populations civiles».
10. Le préalable du départ de Khadafi à l’ouverture de négociations prolonge la guerre civile et installe le pays dans la violence
Alors qu’aucune issue militaire ne se dessine sur le terrain (sauf coup direct très hasardeux d’une bombe sur Kadhafi), la probabilité est forte que la guerre civile se prolonge longtemps. Les trois zones «libérées» peuvent continuer avec des succès divers, et selon des modalités qui leur sont propres, à s’installer dans une économie de guerre civile dont les ressorts sont bien connus. Les réseaux d’économie informelle sont déjà en place. Chaque jour qui passe contribue à renforcer l’addiction psychologique aux combats et la violence mimétique des acteurs, phénomène bien connu des observateurs des guerres civiles.
Si le radicalisme des cadres du CNT et de certains combattants insurgés qui luttent depuis plus de trois mois pour se libérer est compréhensible, il est loin d’être avéré que l’ensemble de la population libyenne souhaite voir perdurer cette guerre civile et la partition de facto du pays. En renforçant les extrémistes du CNT dans l’idée que la victoire militaire est possible grâce aux bombardements et qu’aucune solution négociée n’est acceptable, les responsables des pays de l’Otan (principalement la France et la Grande-Bretagne) portent une part de responsabilité dans la poursuite de cette guerre.
Le refus de la France, la Grande-Bretagne et des Etats-Unis (qui n’ont pourtant toujours pas reconnu officiellement le CNT) d’explorer la voie d’une transition progressive vers une Libye post-Kadhafi qui ne passerait pas par le préalable indispensable du départ de Kadhafi du pays est donc contraire à l’objectif affiché de protection des populations civiles.Il y a urgence à trouver une solution négociée dans le double but de sauver des vies et garantir la préservation d’un « vivre ensemble » libyen à plus long terme.
Par Patrick Haimzadeh
(Deuxième conseiller près l’ambassade de France à Tripoli de 2001 à 2004, Patrick Haimzadeh a publié «Au cœur de la Libye de Kadhafi», aux Editions J.C. Lattès)
Hélène Bravin décrypte l’après-Kadhafi : « Un an après la mort de Kadhafi, la Libye n’a plus d’Etat »
Entretien de : GINETTE HESS SKANDRANI (23 OCTOBRE 2012)
Un an après la mort de Mouammar Kadhafi, la Libye peine à se reconstruire.
Voilà maintenant un an jour pour jour que Mouammar Kadhafi, le dernier sacrifié des révolutions arabes, est mort à la grande joie des rebelles libyens. Comment se poursuit la transition démocratique libyenne ? Existe-t-il une démocratie en Libye ?
Non, par pour l’instant. Ce sont les milices qui font la loi. Or la souveraineté de la loi fait partie des attributs de la démocratie et de la constitution d’un État. La police et l’armée sont embryonnaires, quasi inexistantes – et ne peuvent combattre ces milices, ces gangs… qui sont armés jusqu’aux dents. L’État n’a aucune autorité pour récupérer les armes excessivement nombreuses. Des vols, des kidnappings ont lieu, des Libyens quelle que soit leur appartenance sont enlevés, torturés dans des conditions épouvantables. Par ailleurs, les tribunaux ne fonctionnent pas normalement. Les détenus sont gardés par des miliciens islamistes et ce sont eux qui amènent les prisonniers devant les tribunaux, également bien encadrés par ces miliciens. Là aussi, l’autorité de l’État est inexistante.
Pourquoi les autorités ont-elles autant de mal à faire régner l’ordre ?
La Libye n’est pas confrontée, comme on l’imagine, à des éléments post-révolutionnaires. Ces derniers ont été depuis longtemps rattrapés par les éléments nocifs qui existaient déjà dans la société libyenne. Les gangs sont apparus, par exemple, dans les années 1990, sous l’époque de l’embargo alors que la société était en pleine déliquescence. Les Frères musulmans sont apparus bien avant même Kadhafi, et les salafistes djihadistes ont fait leur apparition lors de la guerre en Afghanistan au début des années 1980. Beaucoup ont été vétérans de cette guerre. Puis certains ont porté allégeance à Al-Qaïda. Kadhafi les a pourchassés et leurs mouvements ont été dissous. Depuis la mort de Kadhafi, tous ces éléments ont refait surface avec une violence inouïe.
Les frères musulmans, les salafistes, les islamistes djihadistes et Al-Qaïda progressent-ils ?
Les Frères musulmans et les salafistes sont pour l’instant minoritaires mais progressent lentement. Ce qui dessert notamment les salafistes, ce sont les exactions qu’ils commettent depuis des mois contre les mausolées des marabouts – les premières destructions datent du mois de février/mars de l’année passée. La population n’aime pas cela. Par ailleurs, ils sermonnent les femmes de porter le voile d’une façon agressive qui ne plaît pas non plus. En revanche, Al-Qaïda commence sérieusement à se structurer. La preuve en est l’assassinat de l’ambassadeur Christopher Stevens. Il existe des connexions entre Al-Qaïda au Mali et les libyens Djihadistes en Libye.
Existe-t-il des conflits tribaux ?
Plusieurs conflits tribaux sont récurrents en Libye. Le plus dangereux est celui qui se déroule actuellement entre les tribus de Misrata et celle de Beni Walid, à savoir les Warfalla. Ces tribus se disputent pour des raisons historiques : Misrata accuse les Warfalla d’avoir assassiné un héros de la résistance libyenne contre le colonialisme italien du début du siècle dernier. Également, parce que Beni Walid a été le dernier bastion pro-kadhafiste. Des enlèvements réciproques ont donc lieu régulièrement. Et pour l’instant personne ne réussit à régler le problème et à récupérer les membres de sa tribu. On comptabilise de nombreux morts et blessés parmi ces tribus. Ce conflit ne doit pas persister et s’étendre au risque de provoquer un vrai séisme – les Warfalla étant la plus grande tribu de Libye et implantée d’Est en Ouest. Pour l’instant, le conflit semble circoncit à la ville de Beni Walid, mais il reste dangereux.
Comment Kadhafi maintenait-il l’ordre dans les tribus ?
Kadhafi envoyait des délégations parlementer pour régler les différents. Cela faisait l’objet de tractations. Un jour, il a dit que les tribus étaient « ingérables ». Le Roi Idriss Ier avait également du mal à gérer les tribus. Beaucoup de conflits sociaux éclataient. La violence tribale en Libye n’est pas nouvelle.
Les rebelles traquent encore les partisans de Kadhafi et ont la volonté de mener une véritable épuration de cet ancien régime. Cette traque est-elle exagérée ?
L’épuration a commencé dès le lendemain de la mort de Kadhafi. Beaucoup de partisans de Kadhafi ont fui la Libye pour justement y échapper. Aujourd’hui, ils sont entre 1 et 1,5 million, selon les estimations des organisations humanitaires, en exil à l’étranger.
Pourquoi le gouvernement met-il autant de temps à se former ?
Il faut s’imaginer la Libye comme un véritable mille-feuille de pôles de décision. Le Premier ministre actuel, Ali Zeidane, pour former son gouvernement doit aujourd’hui consulter les milices, lesquelles sont devenues au fil des mois des interlocuteurs incontournables, mais aussi les chefs de tribus, les partis politiques au sein du Parlement (les traditionnels que l’on appelle abusivement les « libéraux », les Frères musulmans). Tout ceci est très long et très lourd à gérer.
Qui est Ali Zeidene ?
Ali Zeidane est issu de Misrata. Il a travaillé comme conseiller d’ambassade auprès de l’actuelle président de l’Assemblée constituante libyenne, Mohamed Al-Megaryef qui était ambassadeur en Inde avant de constituer à l’étranger au début des années 1980, le Front National du Salut Libyen (FNSL), conçu et perçu comme islamiste, et qui a été un des tous premiers partis à revendiquer la lutte armée.
Ce parti a même revendiqué un attentat contre Kadhafi en 1986. Il n’a jamais été dissous, mais ces membres ont fondu comme neige au soleil sous les coups des mesures dictatoriales de Magaryef qui a imposé sa famille dans son parti. Ali Zeidane l’a donc quitté.Par la suite, on le retrouve en Allemagne, à Berlin précisément. C’est dans cette capitale qu’il rencontre Bernard Henri Levy les toutes premières semaines de la révolte, lequel a organisé une rencontre avec Sarkozy. Misrata est ainsi devenue ville martyre… Par la suite, il a constitué son parti, et on le retrouve au sein de l’Alliance des Forces Nationales de Mahmoud Jibril.
Ce dernier a tenté de le parachuter à la tête de la présidence de l’Assemblée constituante, mais il a échoué. Il n’a pu avoir les voix de l’Est.
Il faut ajouter que Zeidane n’a pas bonne réputation en Libye. Il est soupçonné d’avoir volé avec Magaryef l’argent de l’Etat libyen – quelques millions d’euros – pour constituer le FNSL au début des années 1980.
Il a aujourd’hui probablement de grande chance de constituer son gouvernement. Il est un peu le candidat de la dernière chance auprès même des libyens.
S’agissant de l’économie libyenne, à quels problèmes le nouveau gouvernement va-t-il être confronté ?
Aux mêmes problèmes que sous Kadhafi. Si l’économie a été privatisée depuis le début des années 1990, – il existe en Libye des entreprises privées, des avocats, des médecins etc. -, il n’en est pas de même des secteurs stratégiques. Comme je l’explique dans mon livre, « Kadhafi, vie et mort d’un dictateur » (Editons Bourin), Kadhafi était confronté au problème, ô combien complexe, de la privatisation des entreprises nationales. Sous Kadhafi, 163 entreprises avaient été privatisées, voire données aux salariés, mais ce fut un désastre.
La plupart des salariés se sont retrouvés à la rue faute de rentabilité suffisante de leur entreprise. La nouvelle équipe devra régler ce problème. Il sera d’autant difficile que le secteur privé est réduit à la portion congrue. Il y a en effet beaucoup d’entreprises d’import-export déjà très encombrées. Il va donc être très difficile de replacer les salariés.
Il y a aussi le chômage – de 30% sous Kadhafi – et particulièrement celui des jeunes, lesquels représentent au moins 35% de la population. Où vont-ils travailler, d’autant que seulement 16% des jeunes sont diplômés en Libye (chiffre d’avant la révolte) ?
Ces jeunes au chômage vont certainement préférer alimenter les milices aux trafics diffus et lucratifs (armes, drogue, alcool…braquages de banques….) que de travailler dans les usines où le salaire moyen est de 160 euros ou de suivre une formation dans des centres qui se perdent dans les dédales de l’administration, laquelle est quasiment paralysée !
Ensuite, il y a le problème des produits subventionnés. Quand Kadhafi a voulu supprimer les subventions, il y a eu des manifestations en Libye. Le pétrole ne résout pas tout !
On ne voit Kadhafi que sous un aspect, celui du tyran qui réprimait. Que peut-on dire d’autre de lui ?
Dans mon livre, j’explique que Kadhafi a été le maître d’œuvre en Libye de la récupération de la richesse pétrolière qui était aux mains des étrangers. Il a ainsi été à l’initiative de l’augmentation des prix du baril du pétrole que l’Opep n’arrivait pas à augmenter.
Il est à l’origine donc des deux chocs pétroliers. Cette action a entraîné dès le début une guerre sur la question du pétrole entre Kadhafi et les Occidentaux, en particulier les Etats-Unis. En 1973, il a été le premier à nationaliser les « sisters » pétrolières anglo-saxonnes. L’Iran a bien tenté de le faire mais a échoué sur la question. En 1982, les Etats-Unis lui ont fait payer son audace et son orgueil en réduisant un quota important d’importation de pétrole libyen. Ceci combiné à une baisse du prix du baril a entraîné une baisse énorme des recettes pétrolières en Libye – elles passent de 22 milliards de dollars à 6 milliards de dollars. La société libyenne coule au point que Kadhafi est obligé d’emprunter sur les marchés financiers. Il cachera tout cela pendant longtemps à sa population. A partir de 1984, Kadhafi arrête ainsi toute importation et tout travaux d’infrastructure. On connait la suite, la vengeance : Lockerbie, UTA, l’embargo… La Libye est dans un trou noir. Elle refait surface réellement à partir de 2005 avec les premiers contrats pétroliers. La Libye redevient riche à ce moment-là.
Kadhafi est un personnage qu’il faut replacer par ailleurs dans un contexte de guerre froide, de répression forte dans les pays arabes de toute opposition. En cela il a imité ses pairs. Mais aussi d’antisionisme virulent de la part des pays arabes, lesquels se bagarraient pour la cause palestinienne. Également dans un contexte de post-indépendance qui a fragilisé les pays africains, dans lequel Kadhafi s’est engouffré en appuyant les mouvements anti-gouvernementaux tout en s’acharnant à bouter Israël hors d’Afrique noire. En cela, il entre même en compétition avec l’Arabie Saoudite. Enfin et surtout, dans un contexte de société traditionnelle aux codes tribaux très ancrés et très forts. Aujourd’hui, nous en avons, en Libye, une belle démonstration…
Pourquoi n’a-t-il pas mis en place une démocratie après son coup d’État en 1969 ?
Il y avait eu un essai d’instauration d’une démocratie à l’occidentale par les Italiens avec l’aide d’intellectuels libyens venus de l’étranger. On appelait cela le « statuto ». Mais les tribus n’en ont pas voulu. Du coup, quand Kadhafi est arrivé au pouvoir, dans son état d’esprit anti-impérialiste et dans sa volonté de bouter les étrangers hors de son sol, il a choisi un modèle unique : la démocratie directe. Il pensait associer les tribus au pouvoir politique, lesquelles avaient été complètement délaissées par le Roi Idriss Ier. Le système a sombré dans l’anarchie, chaque petit chef voulant exercer son pouvoir. De son côté, Kadhafi a commencé, à l’instar de son idole Nasser et autres dirigeants arabes, à tyranniser les opposants à son système, en l’occurrence les intellectuels et les engagés politiques. Au fil des années, il a au fur et à mesure concentré les pouvoirs entre ses mains. Il y a une personnalisation de son pouvoir, une dérive assez classique dans les pays gouvernés par des clans, des familles, des tribus.