206 arrestations et des dizaines de blessés lors d’une nouvelle nuit de troubles : Le message de la Tunisie silencieuse

206 arrestations et des dizaines de blessés lors d’une nouvelle nuit de troubles : Le message de la Tunisie silencieuse

Les forces de l’ordre fortement mobilisées ont déployé des trésors de prudence pour ne pas envenimer la situation et tenter de la gérer avec le maximum de doigté. Reste à savoir combien de temps elles pourront ainsi maîtriser la crise…

Plus de 206 personnes ont été arrêtées pour vandalisme et saccage de biens publics et privés et des dizaines de blessés dont 49 policiers enregistrés, lors de nouveaux heurts dans plusieurs villes de Tunisie, selon des indications du ministère de l’Intérieur, hier matin. La tension qui devait retomber a, en fait, connu une exacerbation inquiétante avec des manifestations bien plus violentes contre les mesures d’austérité introduites par la loi de finances 2018. Les troubles sociaux ont de nouveau concerné les régions de la Manouba, de l’Ariana et de Kasserine, où ont eu lieu lundi soir des affrontements violents avec les forces de l’ordre. Après Tebourba, Sidi Bouzid, Béja, Tasfour, Gafsa, c’est maintenant Tunis qui vit des flambées nocturnes comme cet incendie d’un supermarché Carrefour, dans la proche banlieue. Les jeunes descendent par centaines, dès le début de la nuit, pour poursuivre des manifestations qui dérapent rapidement en saccages, vols et agressions diverses, malgré les nombreux appels au calme des autorités.

Il faut dire que, sur ce plan, le gouvernement de Youssef Chahed, à l’instar de ce qui caractérise la plupart des gouvernements dans le Monde arabe, se révèle tristement démuni en matière de communication de crise, voire de communication tout court. La preuve, était-ce bien raisonnable de déléguer le ministre des Finances, porteur des mesures de la loi de Finances 2018 décriée, pour s’adresser à la population et tenter de justifier, maladroitement du reste, lesdites mesures? Pis encore, Ridha Chalghoum, apparenté à Nidaa Tounès, a apostrophé les jeunes en proie au chômage et, plus largement, l’ensemble des Tunisiens en leur assénant la vérité selon laquelle «il n’existe pas d’autre solution» que celle de ces mesures drastiques et que, s’ils en ont une autre, ils n’ont qu’à la proposer! Autant jeter plus d’huile sur le feu! D’aucuns y auraient même vu de la provocation, dans un contexte de violences et de destructions totalement condamnables.

Conséquence inévitable, les forces de l’ordre fortement mobilisées ont déployé des trésors de prudence pour ne pas envenimer la situation et tenter de la gérer avec le maximum de doigté. Reste à savoir combien de temps elles pourront ainsi maîtriser la crise face à des centaines de jeunes, surgissant là où on ne les attend pas, avec une détermination extrême. Lundi et mardi soirs, l’armée ainsi que la police ont concentré leurs efforts sur la ville de Tebourba, à 30 km de Tunis, d’où sont partis les premières manifestations et les zones sensibles de la capitale.

Mais le feu s’est aussi propagé à Kasserine qui, en 2016, avait failli entraîner un embrasement généralisé avec la mort d’un jeune chômeur protestant contre le refus du gouvernorat de le recruter. Le gouvernement Youssef Chahed, bénéficiaire en 2016 d’une ligne de crédits octroyée par le FMI moyennant les exigences d’usage sous forme d’un programme de réduction des déficits, c’est-à-dire en clair, de multiples hausses d’impôts et davantage de licenciements, doit, en ce mois de janvier 2018, mettre en application les accords. C’est ce qui est introduit par la nouvelle loi de finances.

Fort logiquement, il fallait s’attendre à la réaction d’une population passablement sinistrée, notamment dans les villes de l’intérieur du pays, comme à Kairouan par exemple, et ce n’est sûrement pas un hasard si les manifestations ont atteint ce niveau d’exaspération, tributaire du degré de paupérisation de la grande majorité des Tunisiens. Que la contestation démarre sous des signes pacifiques puisqu’elle dégénère en émeutes, voilà qui situe la part du risque auquel est confronté le gouvernement et dont certaines forces politiques, pas nécessairement celles qu’on dénonce à cor et à cri, peuvent tirer un profit inespéré en mai prochain, lors des élections municipales. Et ce ne sera là qu’un début.

Tomber dans le déni des causes réelles de la mort d’un manifestant de 45 ans, à Tebourba, officiellement victime d’une crise d’asthme, renvoie aussitôt à la tragédie de Sidi Bouzid qui, en décembre 2010, a coûté son règne au président Ben Ali. Le président Béji Caïd Essebsi le sait fort bien, lui qui navigue, piano sano, entre cet allié encombrant qu’est Ennahda de Rached Ghannouchi et les ambitieux dirigeants du Qatar, toujours engagés dans leur volonté de puissance panarabe malgré les coups portés par l’Arabie saoudite, ses alliés du Golfe et l’Egypte réduite au rôle de supplétif.

Mais il suffirait de si peu pour que s’effondre le château de cartes patiemment échafaudé à Carthage. Le recours aux forces de l’ordre pour contraindre un mouvement social, même initié par des forces obscures, est une arme à double tranchant et ce ne sont pas les promesses qu’on leur apporte d’une augmentation de salaires, déjà agitée dans un passé récent, qui constituent une motivation imparable. Aux régions appauvries de plus en plus et à une jeunesse aux abois, il faut plus qu’un langage de compassion calculée, et encore moins un discours lourd de menaces. Autant de fautes d’appréciation qui servent les casseurs et «justifient» leurs pillages aux yeux d’une Tunisie engoncée dans la certitude d’être sacrifiée sur l’autel de l’austérité.

Par Chaabane BENSACI