Aujourd’hui, soixante ans après Novembre, nous ne savons pas encore parler de Novembre.
L’Algérie comme on l’aime. Pas celle que l’on fuit à bord d’embarcations.
Il y a deux 1er Novembre pour les Algériens. Celui qu’on retrouve à chaque lendemain du 31 octobre et celui qui n’eut lieu qu’une fois, en 1954 et qui, depuis, n’est plus revenu. Le 1er revient chaque année et il continuera certainement à revenir jusqu’à la fin des temps parce qu’on l’aime et qu’on se prépare bien pour le recevoir. Dès le début d’année déjà, c’est-à-dire onze mois à l’avance, on le coche sur le calendrier car il fait partie des jours fériés. Puis on fait nos calculs pour voir combien de jours on prend avant et combien de jours on prend après. Après tout, c’est un 1er Novembre.
Un de plus à l’occasion duquel la télévision nous sort les grands moyens pour nous replonger dans le passé, histoire de vérifier notre mémoire et pour nous emmener faire un tour du côté des cimetières, comme si nous n’y étions pas déjà, avant de nous convier à des débats que plus personne n’entend, à des «anachid» dont on a oublié les paroles, mais dont nous avons gardé quelques bribes de refrains et de projeter des films qui tournent sans plus rien montrer. Ce 1er Novembre-là revient chaque année, il revient chaque mois et, si l’on veut, on peut même le rencontrer chaque jour. Car, depuis que nous avons chargé le pétrole de tout faire à notre place, chaque jour chez nous est un jour férié et chaque jour est une fête.
L’autre 1er Novembre, par contre, n’est plus revenu et, au point où en sont les choses, il y a beaucoup de doutes qu’il revienne un jour. En 1954, on lui avait confié les espoirs des Algériens, leurs attentes, leurs ambitions et beaucoup ont donné leur vie pour que cela marche. Le colon est parti certes, mais il n’y a pas que le colon dans cette histoire, il y a aussi nous. Or nous, pendant tout ce temps, nous sommes restés assis sur le burnous du temps avant d’y planter un long pieux pour l’empêcher d’avancer. Nous avons allongé nos jambes au travers de la voie publique et nous avons passé toute une vie à nous raconter l’inénarrable histoire du futur sans jamais nous rendre compte que notre futur à nous est toujours conjugué au passé composé et au passé compliqué.
Aujourd’hui, soixante ans après Novembre, nous ne savons pas encore parler de Novembre. Lorsque nous entendons Novembre, nous continuons toujours à prendre le crayon pour encercler la date fériée car de Novembre nous avons, malheureusement, retenu la date et pas l’esprit. Nous ne savons pas que Novembre a été dessiné avenir radieux pour la jeunesse d’un pays que Dieu a dotée de tous les bienfaits. Pour fêter Novembre, on n’a pas besoin de tables rondes sans intérêt, de débats stériles, et encore moins de ces appropriations illégitimes d’un pan de notre histoire. Novembre est liberté. Ne nous enchaînons pas à cette immobilité qui tue depuis l’aube des temps.
Si seulement Novembre pouvait apprendre à ceux, parmi nous, qui s’obstinent à vouloir retenir le temps que le futur ne viendra pas tant que nous n’y sommes pas allés et qu’au futur, on ne va jamais à reculons. On ne parviendra jamais à pénétrer l’arène de l’avenir tant que nos yeux sont fixés sur les rétroviseurs. Ceux qui ont pris rendez-vous avec l’avenir, ce sont ceux-là mêmes qui se sont toujours penchés sur l’esprit des événements plutôt que sur leur date car, convenons-en au moins, s’arrêter aux apparences des choses empêche toujours d’en percevoir l’essence.
Novembre n’est pas l’occasion de s’envoyer mutuellement des voeux, mais plutôt celle de se faire des reproches d’avoir laissé tomber l’espoir de ceux qui l’ont déclenché. C’est une halte à laquelle on doit tirer le bilan de toute cette période que nous avons gaspillée sans rien, pour rien. Et c’est aussi le moment de nous reprendre, de nous ressaisir, de nous réveiller de ce sommeil maladif qui nous a envahis jusqu’à l’os, faisant de nous des esprits endormis et des bouches ouvertes! Notre école est morte, notre santé est délabrée, notre jeunesse usée et fatiguée, notre pain est étranger, notre monnaie se déprécie… Etait-ce là le souhait de ceux qui avaient fait Novembre? Qu’avons-nous donc fait de ce pays? Qu’avons-nous fait de cette société?
Non, le plus important n’est pas de faire taire les gens mais, au contraire, de faire de sorte à ce qu’ils libèrent les énergies qui permettront de développer le pays, d’en corriger le parcours et d’en redresser l’économie. Le plus important n’est pas de casser les plumes qui écrivent et qui tentent de dire, mais plutôt, de libérer celles qui aident à voler au-dessus de l’horizon de l’Algérie comme on l’aime. Pas celle que l’on fuit à bord d’embarcations malheureuses pour crever entre deux vagues ou échouer dans un camp pour rescapés. Il est malheureux que l’on continue, aujourd’hui encore à ne pas nous rendre compte que nous nous trompons d’objectif, de méthode et d’outils. «Il n’est de bon vent pour celui qui ne sait où aller» dit le proverbe. Et si nous avons un brin d’idée sur d’où ne venons, nous demeurons malheureusement sans idée, aucune, sur la destination que nous voulons prendre et surtout sur celle que nous voulons ou pouvons faire prendre à notre pays.
Novembre ne doit pas être fêté en tournant autour de méchouis, en file indienne, le couteau à la main et la rage au coeur, en faisant le voeu que cela dure, ni en érigeant des totems de moins en moins accessibles à nos erreurs. Novembre doit être fêté en admirant la réduction de la fosse qui nous sépare du reste de l’humanité, en caressant nos oeuvres pour ceux qui nous succéderont dans ce pays et en chantant les réalisations qui leur permettront de vivre à l’aise, sans peur des puissants du moment ni des aléas du temps. Novembre n’est pas mort pour qu’on le reçoive dans les cimetières du temps, il est vivant, peut-être même aujourd’hui plus que jamais.