11 Janvier 1992, le jour où l’Algérie a basculé

11 Janvier 1992, le jour où l’Algérie a basculé

Il y a vingt deux ans, l’Algérie basculait dans une dérive sanglante. Le quotidien d’Oran vous propose de plonger dans ces moments qui ont déterminé l’histoire récente du pays, à travers trois thèmes : quels ont été les acteurs de la crise, comment le moment historique était défavorable à un dénouement positif, et comment les décisions se sont enchainées pour déboucher sur cet engrenage.

  1. Les acteurs de la crise

Au soir du 26 décembre 1991, c’est Larbi Belkheir, alors ministre de l’intérieur, qui a la charge d’annoncer les résultats des élections législatives. Et lorsqu’il se présente à la salle Ibn Khadldoun, à Alger, devant les caméras du monde entier, pour annoncer le verdict, on savait déjà que la victoire de l’ex-FIS était acquise ; il ne restait plus qu’à en savoir l’ampleur.

Larbi Belkheir, alors âgé de 51 ans, est un homme clé du pouvoir algérien, depuis que, directeur d’une école militaire, l’ENITA, il avait abrité la fameuse réunion qui avait décidé de la succession de Houari Boumediène, et adopté la règle du « plus ancien dans le grade le plus élevé ». L’application de cette règle avait porté au pouvoir Chadli Bendjedid, aux détriments de Abdelaziz Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui. Larbi Belkheir avait alors accompagné Chadli Bendjedid comme secrétaire général de la présidence ou directeur de cabinet, c’est-à-dire son collaborateur le plus proche pendant de longues années.

Mais en cette journée de janvier 1991, les routes de Larbi Belkheir et Chadli Bendjedid se séparaient. L’un quittait la scène politique, l’autre y restait, pour tenter de tenir dans la bourrasque qui allait tout emporter. Chadli quittait la scène alors qu’il avait été à deux doigts d’entrer dans l’histoire par la grande porte. Il aurait suffi qu’il réussisse l’élection de décembre 1991 pour pouvoir se retirer tranquillement, après avoir assumé la succession de Boumediène et réalisé la transition vers la démocratie.

Mais d’autres acteurs avaient contribué, chacun dans son coin, à faire échouer sa démarche. Le plus insaisissable était Ali Belhadj, un prédicateur islamiste radical, devenu une icône de toute une jeunesse. Animé d’une pensée simple -tout est dans le Coran-, proposant un programme encore plus simple – application de la loi islamique-, il avait réussi à mobiliser des millions de personnes autour d’un projet chimérique. Son compagnon, Abbassi Madani, tentait de tirer les marrons du feu, mais lui aussi aspirait à prendre une revanche sur l’histoire, car cet homme du 1er novembre estimait ne pas avoir eu le destin qu’il méritait.

Derrière eux, se tenait une garde qui avait monté l’appareil du FIS. Des quadras, avec une formation poussée, beaucoup d’ambition, et de la patience : ils avaient laissé les orateurs enflammer les foules en attendant que vienne le moment de gérer le pays. Et là, ce serait leur tour.

Mais en décembre 1991, Ali Belhadj et Abbassi Madani sont en prison. Abdelkader Hachani, fils d’un moudjahid célèbre, technicien en pétrole, tenait la baraque, et se trouvait dans une situation terrible : il avait mené son parti à une victoire historique mais il savait qu’il tenait en main une grenade dégoupillée. Pilier de la djazaara, ce courant islamiste qui prônait une ligne nationale, en opposition à l’internationalisme des frères musulmans et autres courants alors en vogue, il eut un destin éphémère avant d’être assassiné, des années plus tard, dans des conditions obscures.

De l’autre côté de la barrière, Chadli Bendjedid comptait ses amis. Et en trouvait très peu. Abdelhamid Mehri, à la tête d’un FLN passé à l’opposition, et Hocine Aït-Ahmed, dirigeant historique du FLN puis du FFS, tentaient d’éviter le naufrage. Ils rencontraient Hachani, pour voir sa capacité à garder le contrôle du navire FIS, et plaidaient la poursuite du processus électoral.

Mais la décision avait visiblement été transférée ailleurs, au sein d’un pouvoir, le vrai, celui qui a toujours compté en Algérie dans les moments de crise. Au sein du commandement de l’armée, la décision était prise. Le FIS ne prendrait pas le pouvoir. Il restait à trouver l’habillage qui serait donné à l’opération.

Le général Khaled Nezzar, ministre de la défense depuis dix huit mois, allait jouer un rôle clé, avec le général Mohamed Lamari. Le premier était au fait de sa puissance, le second allait émerger pour gérer les suites militaires de la décision. Plus discrètement, Toufik Mediène et Smaïn Lamari, en charge des « services », mettaient le dispositif en place. Eux travaillaient dans la durée.

Mais tout ce monde était plutôt discret. D’autres personnalités étaient mises en avant, pour occuper la scène médiatique, à l’image de Sid-Ahmed Ghozali, chef du gouvernement, qui déclarait que « les élections n’avaient été ni propres ni honnêtes ». Abdelhak Benhamouda, patron de l’UGTA, se lançait dans la création du Conseil national de Sauvegarde de l’Algérie, le CNSA, en essayant, déjà, d’entrainer avec lui la fameuse société civile, sous la bienveillance de Abou Bakr Belkaïd, l’homme qui avait signé l’agrément du FIS en septembre 1989, alors qu’il était ministre de l’intérieur de Kasdi Merbah. Ni Merbah, ni Belkaïd, ni Benhamouda ne survivront à l’épreuve.

Au-dessus de cet édifice qui se mettait progressivement en place, allait émerger une étoile filante, un homme dont le destin était de traverser brièvement, encore une fois, l’histoire du pays à un moment décisif : Mohamed Boudiaf. Dix jours auparavant, Boudiaf avait déclaré que le pouvoir devait laisser le FIS assumer ses responsabilités et gérer le pays. Il acceptait pourtant de diriger un éphémère Haut Comité d’Etat, dans lequel il allait siéger en compagnie Khaled Nezzar, ministre de la défense, Ali Haroun, ministre des Droits de l’Homme, Tidjani Haddam, recteur de la mosquée de Paris, et Ali Kafi, patron de l’Organisation des moudjahidine et successeur de Boudiaf.

Ces acteurs, au destin parfois tragique, tentaient de peser sur l’histoire du pays, mais le moment historique était visiblement défavorable. Tien ne pouvait arrêter l’engrenage.

2. Une conjoncture défavorable

Lionel Messi avait trois ans. Zidane était un jeune beur parfaitement inconnu qui commençait à taper dans un ballon, et Chaouchi venait à peine d’entrer à l’école primaire. Internet n’existait pas, et l’inventeur de Facebook allait à l’école maternelle. On ne connaissait ni Google, ni yahoo. On ne savait ni twitter, ni envoyer un SMS.

En Algérie, il y avait une seule chaine de télévision, même si, sur ce terrain, les choses n’ont pas beaucoup changé. La parabole commençait à peine à envahir le pays. Al-Jazeera n’était pas née : c’est la télévision algérienne qui tenait le rôle de chaine la plus avancée du monde arabe. Rabah Madjer n’avait pas encore mis un terme définitif à sa carrière. Il venait d’emmener l’équipe nationale à sa première victoire en coupe d’Afrique des Nations.

C’est dans ce contexte qu’a eu lieu une des décisions les plus dramatiques de l’Algérie indépendante, celle qui a conduit à mettre fin au processus électoral, après la victoire du FIS aux législatives du 26 décembre 1991. C’était un autre monde, une autre époque, avec ses hommes, sa culture politique, son système de décision et son environnement national et international. C’était un moment où l’histoire a brusquement chaviré, après avoir laissé entrevoir de formidables promesses.

Les Talibans n’existaient pas encore. Oussama Ben Laden travaillait pour la CIA. Yasser Arafat était un terroriste infréquentable pour les Etats-Unis, dirigés alors par George Bush père, alors que Zine El-Abidine Ben Ali apparaissait comme un jeune chef d’état qui allait secouer la Tunisie pour la sortir de la stagnation de l’ère Bourguiba.

L’Algérie était alors le seul pays arabe à vivre une expérience démocratique. La grève générale du FIS, lancée durant l’été 1991, avait certes beaucoup refroidi les esprits, en révélant un FIS entrainé par ses franges les plus radicales, mais l’expérience démocratique donnait l’impression de se poursuivre, malgré les dérives. Le pluralisme était une réalité, la liberté d’expression s’était installée, les partis bénéficiaient d’une grande liberté, et la campagne électorale s’était déroulée dans des conditions acceptables.

Mais cette partie visible de la démocratie cachait une autre réalité, celle d’une tenaille qui se refermait irrémédiablement sur l’Algérie. Les mâchoires du monstre étaient déjà en mouvement. Il ne restait qu’à donner le top pour qu’elles se mettent en mouvement pour tout détruire. C’est ce qui est arrivé après le signal du 11 janvier 1991, et la démission du président Chadli Bendjedid. Dès ce moment, les choses se sont accélérées, révélant la présence de nombreux acteurs indésirables, dont l’action conjuguée a fini par tout emporter. C’est alors que la réalité du pays apparut dans toute sa difficulté : tout plaidait pour l’échec du processus démocratique, alors que les forces qui le portaient étaient d’une extrême fragilité.

Au plan interne, la conjoncture était difficile. Les réformes économiques, lancées quatre ans plus tôt, n’avaient pas encore donné de résultats, alors que le pays était étranglé par l’endettement. Le front social était en ébullition, et la fièvre de la contestation, née au lendemain d’octobre 1988, ne s’était pas encore éteinte.

Au plan politique, la situation était encore plus grave. La légitimité du pouvoir était fondamentalement contestée. De plus, la grève générale de juin 1991 avait abouti à un changement de gouvernement, et le nouvel exécutif avait fini par discréditer les principales forces capables d’encadre la société en dehors du FIS. L’action gouvernementale avait perdu sa cohérence, et donnait l’impression d’une navigation à vue, brouillonne, sans cap ni directive.

Loin de cette agitation, d’autres structures préparaient des scénarios alternatifs d’une toute autre nature. Poussant délibérément au pourrissement, ce qui renforçait les chances du FIS aux élections, des appareils politiques et d’autres, de l’état, avaient fait des choix différents. Ceux-là ne croyaient pas au succès du processus de démocratisation. Ils se préparaient donc à l’affrontement, inévitable. D’autant plus que le FIS, lui aussi, se préparait à l’affrontement ultime. Alors que, de partout, les alertes se multipliaient, les dirigeants islamistes, aveuglés par la perspective d’une victoire proche, laissaient dériver leur parti vers une radicalisation qui allait coûter cher. Sans évoquer les polémiques sur les intentions du FIS, sa politique liberticide et à ses pratiques anti-démocratiques, ni sur le sentiment de vengeance supposé l’animer, une réalité demeure : le FIS montrait une hostilité évidente envers de nombreuses institutions, et faisait preuve d’une absence flagrante du sens de l’Etat.

Au sein de la société, la culture politique n’était pas franchement acquise à l’idée démocratique. La pratique politique était éloignée des règles démocratiques, notamment au sein des nouveaux partis, dont beaucoup avaient simplement reproduit le modèle du parti unique. Les institutions, fragilisées par le manque de légitimité, par la contestation et leur incapacité à répondre aux attentes des citoyens, ne semblaient pas en mesure de faire face à une tempête éventuelle.

A cela se sont ajoutés des appétits de pouvoir insoupçonnés. Dans les syndicats, dans les appareils et dans les administrations, de nouvelles ambitions sont nées, attisées par un pouvoir soucieux de brasser large. Des hommes et des partis, prônant la démocratie et les libertés, se sont brutalement retrouvés engagés dans un combat contre-nature.

L’environnement international était encore plus défavorable. La première guerre d’Irak venait de se terminer par la destruction de ce pays, et la reddition de ses dirigeants. Dans la foulée, le monde arabe avait abdiqué face à l’Amérique triomphante, qui avait mis à terre l’Union Soviétique. L’armée russe pliait bagages en Afghanistan, alors que Boris Eltsine devenait la nouvelle icône de l’empire russe partant en lambeaux.

Le monde cherchait de nouveaux repères. Et la démocratisation cherchait désespérément des soutiens à l’extérieur : il n’y en avait pas. Paris, Washington, Londres regardaient ailleurs, pour contrôler la chute de l’empire soviétique et l’unification allemande. Et puis, ces capitales savaient gérer un autocrate et négocier avec un régime autoritaire. A l’inverse, elles ne voulaient pas de régimes démocratiques dans le monde arabe, car ils risquaient de remettre en cause de nombreux intérêts illégitimes. Particulièrement quand la démocratie débouchait sur l’avènement de régimes islamistes. On ne parlait pas de printemps arabe ni d’islamisme dit modéré. A l’époque, le seul modèle disponible était celui de l’Iran de Khomeiny : difficile d’appuyer une telle expérience.

Cet environnement, interne et externe, a fini par pousser au dérapage. Et une fois la dérive engagée, il était impossible de l’arrêter, ce qui a entrainé une succession de décisions dramatiques.

Par Abed Charef