Les manifestations historiques du 11 décembre 1960 resteront, dans la mémoire collective, comme étant un moment décisif dans le dénouement de la guerre d’Algérie.
Le 11 décembre, le peuple a décidé d’être l’acteur de la révolte.
En effet, l’action du peuple algérien, dans les villes d’Alger et d’Oran notamment, va basculer indubitablement la balance du côté de l’indépendance. Bien que les six longues années de guerre aient éprouvé la population, son engagement stoïque lors de ces journées de décembre convainc définitivement le général de Gaulle d’accélérer le processus de décolonisation. Néanmoins, que l’on ne s’y méprenne pas ! La suite ne va pas être une sinécure.
D’une façon générale, depuis la bataille d’Alger, les villes sont reprises par l’armée française. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le départ des chefs de la révolution vers l’extérieur, en février 1957, a laissé la capitale livrée à elle-même. « Les militants capables de mener de façon politiquement intelligente le combat libérateur sont systématiquement éliminés ; les chaines de commandement sont brisées, les filières de communication interne à la ZAA (Zone autonome d’Alger) et entre celle-ci et les wilayas de l’intérieur sont coupées », écrit Daho Djerbal dans 11 décembre 1960, le Diên Biên Phu politique de la guerre d’Algérie.
De toute évidence, cette situation stagne au moins jusqu’à décembre 1960. Car bien que le retour du général de Gaulle au pouvoir, deux ans plus tôt, ait suscité l’enthousiasme des Algériens de voir rapidement le bout du tunnel, l’influence du lobby colonial, composé des ultras et des militaires de carrière, a retardé – et c’est le moins que l’on puisse dire –l’échéance. Cela dit, en dépit de la disparité d’approche, entre De Gaulle et ces réactionnaires, sur le conflit algérien, les méthodes répressives restent communes aux deux groupes.
Tout compte fait, se servant sans vergogne de son prestige, de Gaulle a cherché, entre 1958 et 1960, à écraser la résistance algérienne. Pour étayer cette thèse, lors des deux premières années de la prise du pouvoir par De Gaulle, les pertes algériennes ne sont-elles pas supérieures aux six autres années réunies ? Toutefois, bien que le maquis soit exsangue, le peuple algérien n’abdique pas pour autant. Ce qui va d’ailleurs inciter le général de Gaulle à revoir, dès septembre 1959, sa stratégie en avançant le principe de l’autodétermination.
En tout état de cause, pour parvenir à mettre son plan en œuvre, le général de Gaulle doit, au préalable, reprendre le contrôle sur son armée. Car, tant qu’il s’agissait de mater l’Algérien, le général n’avait pas de mal à se faire obéir, mais, pour l’instant, il s’agit de faire admettre à l’armée le principe de la fin de sujétion étouffant le peuple algérien. Tout compte fait, sans le charisme du général, la tâche aurait été vouée à l’échec. Surtout sa mission a été alambiquée dans la mesure où il essayait de faire avaler « la couleuvre » à ceux-là mêmes qui l’ont amené au pouvoir entre mai et juin 1958 afin qu’il maintienne définitivement l’Algérie française. En 1960, la donne n’est plus la même. Et malgré ce contexte, de Gaulle ne veut pas non plus brader l’Algérie. Pour lui, les intérêts de la France doivent être sauvés à n’importe quel prix.
Ainsi, au début du mois de décembre 1960, bien qu’il parle de « l’Algérie algérienne », le président français ne compte pas restituer tout bonnement l’Algérie aux Algériens. En effet, la création du FAD (Front de l’Algérie démocratique), confié à Belhadj Lamine, connu pour ses accointances avec le régime colonial, s’inscrit dans sa stratégie de sauvegarde des intérêts de la France. Pour l’heure, malgré la légitimité dont il jouit, les ultras ne comptent pas le laisser faire sans réagir. Ainsi, dès l’annonce de sa visite en Algérie, ces ultras appellent à des manifestations en vue de mettre en échec la politique gaullienne. Regroupés autour du FAF (Front de l’Algérie française), ces extrémistes se mobilisent. Disposant de soutiens colossaux, au sein de l’armée, de la police et du gouvernement général, ils parviennent à rassembler des foules énormes.
Cependant, à cette lutte franco-française sur le sort de l’Algérie, le peuple algérien n’entend pas rester en dehors de la mêlée. En fait, dès que l’étau s’est desserré sur les villes, la base militante s’est organisée tant bien que mal. Ainsi, en dépit des difficultés internes que rencontre le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), déstabilisé par les incessantes manœuvres de l’EMG (Etat-major général), le peuple algérien, loin des calculs politiciens, ne pense qu’à se libérer du joug colonial. « Les manifestations de décembre 1960 avaient été tout à fait imprévues tant pour le GPRA que pour les wilayas de l’Intérieur. Ce n’est qu’après qu’elles eurent éclaté que les directives furent expédiées. On avait tenté d’intervenir après coup, soit par des discours publics, soit par le canal de circulaires et de messages », écrit Daho Djerbal en reprenant les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal, ministre de l’Intérieur du GPRA à cette date-là.
Tout compte fait, agissant à l’insu de la direction révolutionnaire, le petit peuple n’entend pas rester spectateur, dans le conflit opposant de Gaulle aux ultras, à propos de ce qui se trame sur son dos. Cela dit, bien que le courage de ces patriotes ne puisse être remis en cause, force est de reconnaitre que les violences de la bataille d’Alger sont encore présentes dans les mémoires. Profitant d’une action psychologique montée par les services secrets français en vue de montrer à l’opinion que les Algériens soutiennent la politique gaullienne, les manifestants saisissent la balle au bond en scandant des slogans en faveur de l’indépendance.
Du coup, en ce 11 décembre 1960, dès 9 heures du matin, les habitants d’Alger bravent la mort en criant « vive le FLN, le FLN vaincra, Algérie musulmane, indépendance, etc ». A Oran, le spectacle se reproduit quasiment à l’identique. Bien que cette ville soit proche d’Oujda, la direction du FLN est étrangère à ce mouvement. « A Oran, le Deuxième Bureau ne décela pas non plus d’intervention du FLN dans l’organisation de manifestations qui eurent un caractère d’indéniable spontanéité », écrit Gilbert Meynier.
En somme, bien que le point de départ des manifestations en décembre 1960 soit l’opposition des pieds noirs à la visite présidentielle, les victimes sont pour la plupart algériennes. En fait, dès que la manœuvre visant à tolérer les manifestations des Algériens en faveur de la politique gaullienne a échoué, les autorités coloniales reprennent automatiquement leurs réflexes répressifs habituels. Selon Yves Courrière, vers 15 heures le 11 décembre, le général Crépin, le chef des armées en Algérie, donne l’ordre d’ouvrir le feu sur la foule algérienne, et ce, au moindre débordement de la foule.
Résultat des courses : pour la seule journée du 11 décembre, 55 Algériens périssent. « D’après les chiffres officiels français, le bilan des journées de décembre aurait été de 120 morts (dont 90 à Alger), dont 112 Algériens (dont 84 à Alger) et plusieurs centaines de blessés… À s’en tenir aux seules évaluations officielles françaises, plus des neuf dixièmes des cadavres étaient algériens alors même que c’étaient les ultras européens qui défiaient la politique gaullienne », écrit encore Gilbert Meynier.
Enfin, il va de soi qu’en déclenchant une guerre contre le système colonial, les Algériens n’avaient pas à attendre la moindre clémence de la part des autorités coloniales. Celle du 11 décembre ne diffère pas des autres. Toutefois, au moment où la question algérienne est débattue à l’ONU, celle-ci a servi à l’action diplomatique. Bien qu’en 1962 les nouveaux maitres lui dénient le droit de s’immiscer des affaires politiques, sans le sacrifice de ces centaines de milliers, comme ceux du 11 décembre 1960, l’Algérie ne recouvrirait pas aussitôt sa souveraineté.
Ait Benali Boubekeur