Il a visité l’Algérie en 1931: Chaplin, l’anticolonialiste

Il a visité l’Algérie en 1931: Chaplin, l’anticolonialiste

Le comédien et réalisateur le plus populaire au monde, le vagabond, l’agitateur et ami des pauvres, Charlie Chaplin, trente-neuf ans après sa mort, se voit dédier le musée “Chaplin’s World”, sur sa vie et son œuvre (1889-1977).

Une vie qui a croisé un certain avril 1931, l’Algérie.

Le Manoir de Ban, demeure familiale de Charlie Chaplin, achetée à Corsier-sur-Vevey (VD) en décembre 1952, et où il a passé les 25 dernières années de sa vie depuis son expulsion des USA, en compagnie de sa femme Oona et de leurs huit enfants, a été transformé en musée ouvert au public. Il a fallu 15 années et 60 millions de francs suisses pour concrétiser ce projet, “plusieurs fois au bord de la falaise”, selon son fils Michael. D’ailleurs, depuis son ouverture l’endroit ne désemplit pas, avec une moyenne de 300 000 visiteurs par an.

La première impression qui vient au visiteur, et ce, dès son arrivée, est le calme et la sérénité dans lequel baigne cet endroit qui surplombe la ville de Vevey et qui offre une vue sur le lac Léman. On quitte le parking en empruntant une petite route qui offre une vision d’ensemble du lieu. Pendant que le manoir donnant sur un grand espace verdoyant s’imposait à notre vue, la bâtisse grisâtre, avec une architecture moderne et fade, la laisse indifférente. Très vite, elle se laissera charmer par son intérieur contenant la merveilleuse reconstruction des décors de l’univers filmique de ce démiurge.

L’univers familial et mondain

Le portail franchi, nous nous dirigeons vers le manoir, première partie du musée, pour nous plonger dans la vie familiale et mondaine du maestro du cinéma. C’est lui-même qui nous “accueille” avec un énorme sourire et une jovialité clownesque. Les touristes s’agglutinent devant sa statue de cire et dégainent leurs smartphones pour prendre des photos souvenir.

Nous avons commencé la visite par le troisième étage, fermé au public. Nous découvrons alors les huit pièces de ses enfants, transformées en une grande salle pouvant abriter des projections et des conférences.

Au deuxième étage, les diverses facettes de Chaplin se dévoilent. Outre les photos, les articles et les notices tapissant les murs de chaque pièce, on découvre une salle ludique et interactive où l’on rencontre des personnes importantes, comme Marlon Brandon, Sophia Loren, Winston Churchill, qui l’ont côtoyé. Puis, le visiteur peut admirer les facéties de l’acteur dans sa salle de bains occupée par Einstein en cire, sa salle de voyages justement où l’on apprend que Charlie Chaplin s’est rendu à Alger en avril 1931.

Une grande fête a été donnée en son honneur à l’hôtel Aletti. Avant d’arriver au rez-de-chaussée où l’on admire sa bibliothèque, le salon et la salle à manger, rénovés conformément au style des années 1970, le touriste aura déjà vu sa chambre à coucher où il s’est éteint tranquillement dans son sommeil le 25 décembre 1977.

Une vie et une œuvre dans un studio de 1 350 m²

À la sortie du manoir, les touristes s’engouffrent dans le studio hollywoodien de 1 350 m², réalisé par le groupe des musées Grévin, offrant un décor et une ambiance inspirés de l’univers de Charlot. Le voyage commence par le visionnement de plusieurs extraits dont certains inédits sur la vie du vagabond. Puis le rideau s’écarte et s’ouvre comme un portail. Et là, le spectateur devient acteur et se retrouve dans une rue londonienne d’inspiration du film Easy Street (1917).

Les extraits de films qui embellissent les murs et les statues de cire, comme celle de l’enfant Jackie Coogan, ajoutent une touche de magie et de vraisemblance. Dans la salle consacrée au cirque, on retrouve les statues de Fellini en pleine activité, et de Roberto Benigni qui ne retient guère son élan extravagant. Plus loin, on y croise les comédiens qui ont partagé les aventures de l’agitateur à la canne et au chapeau melon : des employés de banque, de poste, des policiers à matraque, des barbiers.

En somme, le visiteur côtoie tous les personnages constituant l’univers burlesque du petit farceur que l’on retrouve dans les films comme L’Émigrant (1917), Le kid (1921), La ruée vers l’or (1925), Les lumières de la ville  (1931), Les temps modernes (1936) et Le dictateur (1940). Il y croise également les personnes qui ont admiré la création de Charlie Chaplin, à l’instar de Woody Allen et Michael Jackson. Il est probable que les fans de Chaplin n’apprennent rien de plus dans ce musée, mais ils y trouvent l’opportunité de découvrir les costumes originaux, la vraie canne et le vrai chapeau de Charlot, son Oscar et ses prix.

Charlie Chaplin est-il colonialiste ?

D’emblée, cette question peut paraître incongrue. Mais très vite on se rend compte de sa pertinence. En tout cas, son musée n’aborde pas cette question. Pourtant, à lire la presse française dont les prestigieux Le Monde

et L’Observateur, la réponse est un oui surprenant.

En effet, selon eux, Charlie Chaplin a été invité par la puissance coloniale, dans le cadre de la célébration de l’année du centenaire (1930) de la colonisation française en Algérie, et a même inauguré, à cette occasion, l’hôtel Aletti, actuellement Es-Safir. Ce dernier a été “inauguré en 1930. (…) La star invitée pour l’occasion était Charlie Chaplin”, écrit Philippe Lançon dans Libération du 6 juillet 2012. Et Céline Cabourg, dans L’Observateur du

31 août 2014, confirme : “Lors de son inauguration en 1930, date du centenaire de la colonisation, c’est Charlie Chaplin lui-même qui avait joué les grooms en chef.”

Le plus étonnant c’est que même la presse algérienne reprend cette information avec légèreté. Mais cela nous laisse perplexes et interrogatifs. Comment le pourfendeur des puissants, l’ami des pauvres, le défenseur de la liberté et le réalisateur de Les lumières de la ville puisse accepter un tel rôle surtout que plusieurs milieux dont les communistes, menaient déjà une contre-campagne ? De prime abord, aucun esprit sain ne peut absorber une telle contradiction.

D’ailleurs les résultats de nos recherches vont dans ce sens : elles nous rassurent et nous confirment que Charlie Chaplin a effectué un séjour unique en Algérie, du 16 au 27 avril 1931, et pas avant. Et l’inauguration de l’hôtel a bien eu lieu en 1930 comme le prouve Le journal général des travaux publics du 4 décembre 1930.

Cela veut dire qu’il n’a pas pu participer aux célébrations qui ont eu lieu en même temps que le tournage du film Les lumières de la ville (1930). Les notes de tournage le prouvent, nous affirment des ayants droit. Aussi, Lisa Stein Haven, spécialiste de Charlie et professeur associé à l’Université d’Ohio, nous le confirme d’une manière catégorique.

À notre question si l’ami des pauvres a soutenu la colonisation, cette dernière s’est montrée muette vu qu’elle n’a jamais abordé cet aspect de lui. Alors, comment expliquer cette grande confusion qui fait de l’ami des opprimés le suppôt des puissants ?

L’Algérie libère l’inspiration de Chaplin

Certainement lors de sa venue à Alger en 1931, les défenseurs de l’Algérie française avaient utilisé cette présence pour jouer les prolongations, en créant une confusion, et donner ainsi à la célébration une aura médiatique internationale.

Mais Charlie n’est pas dupe. D’ailleurs May Reeves, sa compagne du moment, rapporte l’ennui de la star lors de cette cérémonie donnée en son honneur. En effet, pour s’éclipser, il lui demande d’aller dans la chambre avant de la rejoindre quelques minutes plus tard, témoigne May Reeves. Le plus curieux c’est que les sources sont muettes sur son séjour. Tous ses projets d’excursions, comme visiter d’autres villes, le désert, le Tombeau de la chrétienne, n’ont pas été réalisés, à cause des foules qui le suivent partout, comme il le rapporte dans son livre Mon tour du monde, traduit de l’anglais par Moea Durieux, éditions du Sonneur, Paris 2014.

La popularité et l’universalité du symbole de Charlot ont fait que les Algériens ont vu en lui, l’ennemi des méchants et des oppresseurs, comme un ami. À leur sujet, il écrit : “… l’Arabe est un grand amateur de cinéma – la preuve en est : des milliers de personnes bordent la route jusqu’à mon hôtel.”

“Le mot Algérie a quelque chose de romantique qui stimule mon imagination”

En somme, dans son livre où il consacre une page à Alger, il parle plus d’Algériens que de Français. D’ailleurs on note qu’il a été frappé par la banalité de la partie européenne d’Alger et charmé par la Casbah et sa population autochtone. “La partie moderne d’Alger ressemble beaucoup à n’importe quelle ville de France. Mise à part la foule d’autochtones habillés de leurs costumes traditionnels, on pourrait se croire dans une cité espagnole ou française de la côte méditerranéenne. Le quartier arabe d’Alger est lui, plus pittoresque…”

Et il ajoute que “le mot Algérie a quelque chose de romantique qui stimule mon imagination”. Envers les Algériens, il manifeste un grand respect même s’il fait preuve d’observateur naïf : “J’ai un profond respect pour leur mode de vie. Si différents de nous, les victimes de l’industrie, ces enfants d’Omar Khayyâm détiennent le véritable sens de la vie, avec leurs chameaux et dattes.”

En substance, en une page, Charlot a ri de ses invités. Avec son talent de narrateur et d’observateur, il a associé l’Algérie aux Algériens autochtones envers qui il voue un profond

respect.

Il décrit la Casbah et ses habitants et il pointe le système de l’apartheid mis en place et évoque le passé antique du pays. Chaplin s’est incontestablement mêlé aux autochtones. Il est même allé jusqu’à utiliser les mots locaux dans ses écrits. Ainsi le Tombeau de la chrétienne est désigné dans son livre en arabe : “Les lieux historiques sont pléthores en Algérie, parmi lesquels Kbour-er-Roumia.”

Charlie à contre-courant de ses hôtes colonialistes

Finalement, Chaplin a donné vie et existence, avec un style feraounien, aux autochtones pendant que les Français sont complètement effacés. Cela rappelle la divergence entre Feraoun et Albert Camus. Le premier reprochant à l’autre l’absence de l’Indigène dans La peste, le second lui répond qu’il n’avait qu’à écrire lui-même ce livre. “J’ai lu ‘La peste’  (…) J’avais regretté que parmi tous ces personnages il n’y eut aucun indigène et qu’Oran ne fut pour vous qu’une banale préfecture française”, écrit Féraoun.

Cette page sur l’Algérie des années trente est emblématique et d’une importance capitale. Chaplin, avec un air innocent, a écrit quelques lignes lesquelles ont tracé les contours d’une vision de l’Algérie qui allait mener à l’indépendance.

Après un voyage d’observation, d’écoute, d’analyse qui a duré près d’un an et demi à travers le monde, il retourne aux États-Unis pour réaliser Les temps modernes (1936). Il est fort probable qu’en réalisant cette critique de la société moderne, les images des enfants de Khayyâm ne quittaient pas son esprit.