Celui qui a “mangé” une bibliothèque

Celui qui a “mangé” une bibliothèque

d-celui-qui-a-mange-une-bibliotheque-1edda (1).jpgLe vaste monde se terminait aux pieds des quatre murs d’une grande salle, légèrement humide, avec des rayonnages en bois. Une splendide lumière du jour éclairait l’espace. Une grosse ampoule pendue au milieu du vide. Beaucoup de volumes, formats différents. Les petits et les grands. Les reliés et les nus. Ceux écrits de gauche à droite. Ceux écrits de droite à gauche. En bonne compagnie.

Bon voisinage !  Il y avait des chaises en bois avec des pieds d’acier, au nombre de quarante-huit en tout. Le silence de cette salle régnant sur les douze tables ne ressemble point aux autres silences d’ailleurs. Les tables et les chaises à l’image d’Aït Abdelkader, responsable de cette bibliothèque du village, n’ont jamais abandonné leurs places. N’ont jamais manqué leur rendez-vous. Ils sont là depuis le jour où j’ai mis, pour la première fois, les pieds dans ce lieu, foulant l’ambiance du parterre en carreaux noirs et blancs. J’avais à peine onze ans.

Depuis, je n’ai pas quitté le lieu. Plutôt, le lieu ne m’a jamais quitté ! Ssi Aït Abdelkader, on l’appelait ainsi, fut un homme de petite taille. Discret. Toujours debout dans son costume classique, chemise blanche et une cravate noire mouchetée. Sérieux et souriant ! Cet homme m’a ensorcelé. Il connaissait par cœur tous les titres de ces livres rangés, en toute quiétude, côte à côte sur des planches en bois couvertes d’une vaporeuse couche de poussière. Des enfants arrivent dans la salle, seuls ou accompagnés par des grands qui bavardent beaucoup entre eux et à voix haute. Des adolescents. Des retraités. Des filles.

Des garçons. Ssi Aït Abdelkader appelle chacun par son nom ! Ce petit homme dégage une lumière. De ses mains émane une odeur d’encres, de pigments ou de papyrus ! Dès que je me trouve tout seul dans cette salle, entouré des chaises et des douze tables, un livre entre les mains, je commençais à compter les carreaux du sol, les blancs puis les noirs.

Aussitôt, des voix se lèvent, en chuchotement, en bruissement ! J’entendais des voix, des voix vraies ! Elles me parvenaient tout droit des rayons ouverts. Depuis ma place, je fixe les volumes et l’ampoule pendue dans le vide. Je me concentre. Et les voix qui hantaient l’espace et ma tête ne sont que celles des livres. Et pour la première fois, je me rends compte que les livres parlent entre eux. Se parlent ! Quand ils ne trouvent pas de lecteurs, fatigués par le silence, ils ouvrent un débat entre eux.

Dans toutes les langues ! Il faut savoir écouter pour pouvoir accéder à leur conversation ! Les livres, comme les hommes, souffrent de la solitude. Ils n’aiment pas être seuls sur les rayonnages en bois froid, humide et poussiéreux ! Ils sont faits, ils sont nés, ils sont écrits pour parler pour discourir, pour bavarder, pour débattre ! Pour se confesser. Il y a des livres qui pleurent. De mes propres oreilles qui ne mentent jamais, je les ai entendus gémir. Dans leur peau, ils portent des blessures. Des plaies dans le cœur. Ils pleurent cherchant quelqu’un pour se partager la douleur humaine.

D’autres livres sont maculés par le  sang des guerres atroces perpétrées par des hommes féroces. D’autres sont marqués par des cicatrices d’amour ! Et il y en a d’autres qui me faisaient rire par leurs blagues et par leur grand cœur ! Le soir, comme à la fin de chaque jour, je rentre chez moi. Et chez moi, ce n’était qu’un lit jeté dans un grand dortoir d’internat. Allongé sur mon lit, j’ouvre les yeux dans le noir, et revoici les voix des volumes qui me poursuivent jusqu’à l’oreiller. Avec le temps, jour après jour, lecture après lecture, je me suis rendu compte que ces volumes n’habitent plus les rayonnages. Ils ont fait de ma tête leur demeure éternelle !