Mohamed Moulessehoul (Yasmina Khadra) candidat à la présidentielle , « Ce qui se passe en Algérie m’effraie »

Mohamed Moulessehoul  (Yasmina Khadra) candidat à la présidentielle , « Ce qui se passe en Algérie m’effraie »

yasmina-khadra1.jpgYasmina Khadra, de la littérature à la politique

Connu pour ses romans et leurs adaptations au cinéma, Mohammed Moulessehoul, plus célèbre sous le pseudonyme de Yasmina Khadra, s’est lancé en politique en se présentant comme candidat à l’élection présidentielle d’avril 2014. Sur les raisons qui l’ont poussé à se présenter à cette élection, sur son avenir littéraire et son programme politique, le candidat «Yasmina Khadra» a bien voulu se livrer dans cet entretien.

L’Expression: Qu’est-ce qui vous a poussé à vous porter candidat à l’élection présidentielle?

Yasmina Khadra: Plusieurs facteurs ont motivé ma décision de me porter candidat à l’élection présidentielle. Je ne pouvais plus me permettre de croiser les bras ou d’attendre le miracle. Notre pays se décompose tous les jours un peu plus. Les valeurs de naguère sont supplantées par la prédation et la prévarication. Une sorte de renoncement contribue à céder à la fatalité qui n’est en réalité que l’expression de notre inaptitude à nous ressaisir. Ce qui se passe en Algérie m’effraie. Notre société ne ressemble à rien. Les repères ont disparu. Nous vivons dans l’incertitude. Notre destin est livré à l’incompétence et à l’irresponsabilité. Notre école produit des nuls et nos universités ne répondent plus aux normes d’une mondialisation féroce qui ne sait pas pardonner aux faibles et aux imprudents. Cette situation ne peut plus durer. Il est impératif de prendre immédiatement conscience des périls qui nous guettent et d’arrêter de regarder ailleurs. J’ai décidé de me porter candidat pour dire non à la démission, non à «après moi, le déluge». Je sais ce que notre pays a enduré, et je sais surtout qu’il ne mérite pas de tomber si bas que même les grands rendez-vous avec l’Histoire en deviennent anecdotiques. Je suis consterné par l’attitude des forces vives de la nation qui consiste à observer de loin, souvent avec mépris, les déchirements de notre patrie. Je ne veux pas me contenter de dénoncer. J’ai décidé d’agir.

Quelle a été la réaction de votre éditeur et de vos amis écrivains?

Mon éditeur n’est pas ravi. Ma candidature suppose un manque à gagner conséquent pour lui. Mais il trouve que j’ai le droit d’être Algérien avant d’être écrivain et de me soucier du devenir de mon pays au détriment de ma littérature. Il est de tout coeur avec moi. Quant aux écrivains, s’ils étaient mes amis, ils seraient à mes côtés pour rendre le rêve algérien possible. Beaucoup ont poussé l’indélicatesse jusqu’à se gausser de moi. C’est dire combien le ridicule sied à notre déconfiture.

Vous avez déclaré lors de votre passage sur une télévision privée, que vous n’êtes pas soutenu par les militaires, mais que pensent vos amis et vos relations dans l’armée de votre candidature?

Si j’étais soutenu par un parti ou une institution, je ne serais pas en train de me ruiner financièrement et de faire du porte-à-porte. Je ne suis plus militaire depuis 14 ans. Je suis citoyen de mon pays et j’agis en fonction des préoccupations des Algériens qui me ressemblent. Je ne dois ma notoriété qu’à mon travail personnel et n’ai de compte à rendre qu’à ma conscience. Des proches m’ont demandé pourquoi je me lance dans une aventure présidentielle alors que j’ai tout pour être heureux. J’ai répondu: mon bonheur ne saurait être entier sans être partagé par mes compatriotes. Je rêve d’un pays tranquille, lucide, travailleur et sain. Je ne demande pas la lune, cependant, j’exige un minimum de décence et d’ouverture d’esprit pour les miens.

Plusieurs candidats algériens ayant la double nationalité, se sont portés candidats dans cette course à l’élection présidentielle, votre avis?

Je ne parle pas des autres candidats. Je ne les connais pas et je m’interdis de les juger ou de chahuter leurs projets. Si la loi ne voit pas d’inconvénient quant à la recevabilité de leurs candidatures, c’est quoi mon problème?

Quelles sont les grandes lignes de votre programme de candidat?

L’axe principal de mon effort sera la normalisation de la vie des Algériens. Le système a trouvé l’astuce pour durer. Il ne s’agit plus de diviser pour régner. Il est question de «préoccuper pour occuper». Le système crée de faux problèmes pour maintenir l’Algérien sous pression et l’empêcher de réfléchir. Des tribulations bureaucratiques aux incohérences de tous les jours, des situations ubuesques aux conditions intenables que lui inflige le moindre rapport aux institutions, l’Algérien n’en finit pas de se considérer comme un apatride, une épave prise dans la tempête, un fantôme perdu dans la Vallée des ténèbres. Mon travail consistera à lui rendre les outils de sa citoyenneté, de ses droits, à le reconstruire en tant que personne légitime et respectable, en tant qu’acteur de premier ordre dans tout ce qui se fait en son nom. Ce sera la tâche la plus ardue à entreprendre. Comment réhabiliter la confiance, réinventer l’espoir, reconquérir le rêve et permettre à l’ambition de cohabiter avec le travail et le don de soi après un demi-siècle de passe-droits,, de trafic d’influence, de gain facile, de médiocrité régnante qui aura fait fuir la compétence, le talent et le génie? On ne peut concevoir une nation sans commencer par fabriquer le bon citoyen. On ne peut lancer un programme sans une base solide: un peuple éclairé, cultivé, responsable et conscient de son devoir vis-à-vis des générations de demain. Un peuple qui ne se soucie guère de ce qu’il va léguer aux générations à venir ne peut être considéré comme une nation. Si le présent récolte ce qu’a semé le passé, il se doit de songer aux moissons de demain. Cela s’appelle l’Humanité. Ainsi avancent les nations. Parallèlement à la consolidation de la citoyenneté, je m’attaquerai à l’école devenue l’étable de toutes les démissions, une école sans attraits ni enthousiasme, livrée aux inepties et à l’ennui, où la mission sacrée de l’instituteur n’est plus qu’une vieille histoire triste (Je suis intervenu dans plusieurs établissements scolaires en Europe, en Asie, en Amérique latine et aux USA. L’Algérie est le seul pays au monde où l’enseignant préfère négliger ses cours en classe pour monnayer des cours à domicile pour le cancre qu’il a lui-même produit. Nulle part, dans les pays émergents comme dans les pays de violence, la fonction de l’enseignant n’est égratignée par des appétits misérables, sauf dans notre chère patrie!). Il y a aussi l’université qui ne sait plus fournir à la nation des cadres probants. Ce qui se passe dans ces prestigieux sanctuaires du savoir est hallucinant, voire obscène et alarmant. L’école et l’université assurent le progrès. Sans cadres valables, compétents, conquérants, aucun pays ne peut échapper à la déchéance. La preuve, ce que nous sommes, nous-mêmes, devenus après avoir privilégié la médiocrité et le népotisme au détriment de l’excellence: un état futile, ventriloque, stupide, vulnérable où la détestation et le déni sévissent dans tous les domaines et à tous les niveaux. Par ailleurs, il y a tellement d’urgences que tout devient prioritaire. La justice et la santé sont à assainir au plus vite, la jeunesse est à éveiller à ses vocations cachées par la formation, les stages, les propositions réalistes et enthousiasmantes au lieu de l’appâter avec un assistanat mortel. Il faut libérer les énergies, encourager les bonnes initiatives, soutenir la créativité et se mettre au service de ceux qui créent la richesse et l’emploi, notamment dans le privé où une poignée d’hommes d’affaires font des miracles malgré les réticences et les coups bas de l’Administration. Avec une répartition équitable des richesses, nous pouvons réussir dans toutes nos régions, en particulier dans les Hauts-Plateaux et au Sahara où des territoires immenses sont livrés aux broussailles et aux gerboises, alors qu’ils ne demandent qu’à être investis. L’Algérie est un eldorado en jachère. Il suffit de semer. Nous avons tout pour prospérer et exiger notre part du bonheur. Je déteste la manne pétrolière qui nous a fait perdre de vue ce que nous pouvons faire avec un minimum de présence d’esprit. Nous sommes un peuple inventif. Nous ne méritons pas de dépendre exclusivement de l’import-import. Nous pouvons créer, produire et exporter, et réduire au maximum nos importations. Nous avons la mer à rentabiliser, des plaines et des vallées, d’interminables étendues sauvages à conquérir. Il suffit d’aider les pionniers à se lancer dans l’aventure. Le système empêche les Algériens de travailler. Moi, je les aiderai à aller le plus loin possible dans leurs ambitions; plus ils seront riches, mieux le pays se portera. Je veux voir des usines algériennes, de petites industries proliférer partout, pourquoi pas la naissance d’une voiture algérienne, d’un radar algérien, d’un ordinateur algérien, d’un satellite algérien. C’est possible. Il suffit d’y mettre les moyens. Le génie algérien existe bel et bien, il fait des merveilles sous des cieux moins ingrats; il en ferait d’autres sous son propre toit. Et la culture, mon Dieu! Sans laquelle nous ne saurons pas nous élever dans notre propre estime. La culture éduque, émancipe, assagit, rend heureux et fier. Oui, la culture doit régner d’un bout à l’autre du pays. L’artiste et l’intellectuel sont les vrais bâtisseurs de l’espérance. Je veux les voir aux côtés du peuple, dans le coeur et dans l’esprit du peuple, redevenir les idoles de nos enfants, la force de notre nation, la bonne santé de nos aspirations. Je veux voir le livre redevenir le meilleur ami de l’homme chez nous, le théâtre et le cinéma drainer les foules, des librairies embellir les rues défigurées par les gargotes et les bazars. Je veux voir nos champions insuffler leur force à nos garçons et à nos filles… Oui, cela ressemble à du rêve, mais le rêve profite à ceux qui le considèrent comme une réalité potentielle et qui le pratiquent comme un sacerdoce. Parce que j’ai rêvé, parce que j’y ai cru dur comme fer, j’ai réussi.

Comment comptez-vous procéder pour ramasser les 60.000 signatures?

J’ai des groupes de soutien dans 34 wilayas. Nous essayons d’en installer d’autres et élargir notre champ de manoeuvre. Des milliers d’imprimés ont été distribués. J’ai fixé la date de leur ramassage au 15 février. Pour avoir le temps d’apprécier la situation et de parer aux insuffisances. Le citoyen, dans sa majorité, ignore la procédure à suivre, comment et où légaliser le formulaire, comment le remplir (filiation complète, numéro de la carte d’identité ou du passeport ou du permis, numéro de la carte électorale (car il faut impérativement figurer sur la liste électorale). Les Algériens ne sont pas habitués à ce genre de contraintes. Beaucoup pensent que je suis déjà candidat et attendent d’aller voter. Or, je ne suis pas encore candidat. Sans les 60.000 signatures, je ne suis qu’une illusion.

Une fois sélectionné par le Conseil constitutionnel, quel score ou place visez-vous?

Je ne suis pas encore officiellement candidat. Chaque chose en son temps. Les signatures d’abord. Ensuite, une autre stratégie déciderait de notre ambition.

Est-il facile d’être candidat à la présidentielle sans organisation de masse ou parti politique?

C’est titanesque, par moments et par endroits, suicidaire, mais je ne sais pas reculer. J’irai jusqu’au bout de mes forces. Quand je vois de quelle façon ma candidature a été minimisée par la presse et notre intelligentsia (vous-même vous m’avez présenté comme «candidate»), je me demande s’il s’agit d’une fatalité ou d’une nature. Voici un homme qui fait don de lui-même, qui tourne le dos à son bonheur, qui a tout, prestige, notoriété, connaissance quasi parfaite du peuple algérien et du dysfonctionnement de notre société, amour indéfectible du peuple algérien, courage et détermination pour changer les choses et les mentalités, honnêteté et lucidité et qui est perçu comme un lièvre ou une ombre chinoise alors qu’il incarne la chance inouïe et non renouvelable de réussir là où les autres ont fauté, vandalisé, détruit, avili…

Paradoxalement, j’ai reçu des mails d’un peu partout à travers le monde. Ecrivains, savants, philosophes, journalistes, diplomates, artistes, magistrats, tous étrangers, m’encouragent et me soutiennent. Les miens, eux, observent et se taisent lorsqu’ils ne me chargent pas. Triste époque, n’est-ce pas? Mais je saurais m’en passer. C’est dommage, et c’est comme ça. J’ai toujours été seul dans mon combat.

Pensez-vous que les télés privées vont vous aider à faire votre campagne électorale?

C’est aux télés privées de répondre à votre question.

Qu’est-ce que vous craignez de cette élection?

Que l’on ne saisisse pas notre chance de passer aux choses sérieuses. Je viens d’assister à l’instant à une rencontre entre un représentant du pouvoir algérien et notre diaspora, qui se poursuit encore au Centre culturel algérien à Paris. Je n’en reviens toujours pas. On dirait qu’il n’y a plus d’élection présidentielle. La diaspora négocie avec le même interlocuteur qui la mène en bateau depuis 50 ans, se plaint, propose, exige, déploie des ateliers comme si le pouvoir est une constance immarcescible, une perpétuelle adversité dont il faut s’accommoder. Cette abdication me consterne et me révolte en même temps. Si, dans les esprits, une bataille est perdue sans être engagée, cela signifie qu’il n’y a rien à espérer. Et lorsque cette attitude effarante est affichée par l’élite de la nation, que faut-il attendre du citoyen lambda? La reddition est un parjure, un sacrilège, un affront insupportable. Il faut savoir se battre. Quelle que soit l’issue de la bataille, le guerrier demeure un héros car même la défaite a ses mérites puisqu’elle est la preuve que l’on s’est battus. Quant à la désertion, elle n’a ni excuse ni circonstances atténuantes.

Pensez-vous que votre candidature aura des répercussions sur vos projets littéraires et culturels en Algérie?

Ma littérature dépendra exclusivement de mon talent et de mon inventivité. En quoi ma candidature fausserait-elle ma plume? Il y a des priorités dans la vie. Aujourd’hui, mon pays passe avant mon ego.

Le ministère de l’Intérieur a enregistré 85 candidatures ou demandeurs de formulaire pour la candidature, avec seulement 15 chefs de partis qu’est-ce que ce chiffre provoque en vous?

C’est la preuve que nous sommes tombés bien bas, que le chaos supplante l’ordre et l’absurde prime le sérieux. Le système continue de nous ridiculiser aux yeux de la terre entière. Cependant, rien n’est tout à fait perdu pour un coeur vaillant. Les prestidigitations combinatoires, les attitudes désolantes, les manoeuvres réductrices et le caractère grotesque que confectionne le Système en exhibant un contingent de candidats improbables, toutes ces gesticulations consistent à dégoûter le peuple et à lui imposer un choix qui n’est pas forcément le meilleur mais qui demeure le moins contestable par rapport aux illustres inconnus qui s’amusent aux portes de notre dérive programmée.