Lahouari Addi répond à Saïd Sadi, Boussouf, Ben Bella et Boumediene “ont eu la passion de l’Algérie”

Lahouari Addi répond à Saïd Sadi, Boussouf, Ben Bella et Boumediene “ont eu la passion de l’Algérie”

d-boussouf-ben-bella-et-boumediene-ont-eu-la-passion-de-lalgerie-e0cf6.jpgSuite à la publication de l’entretien que Saïd Sadi a accordé la semaine dernière à Liberté, l’universitaire Lahouari Addi, cité par l’interviewé, a transmis au journal une réponse-contribution que nous publions dans son intégralité ci-dessous.

Dans une interview accordée par Saïd Sadi à votre journal en date du 4 février 2015, j’ai été surpris de lire que les personnes qui avaient critiqué ses déclarations au sujet de Messali Hadj et Ahmed Ben Bella sont tous de l’Ouest. Mon nom a été cité à côté d’universitaires et d’hommes politiques comme Daho Ould Kablia, avec l’insinuation que nous formions un réseau qui soutient le régime de Bouteflika par affinités régionalistes. À ce stade, je crois que les limites de la décence sont dépassées et que le principal acquis du FLN historique, la conscience de l’unité nationale, a été malmené. L’opinion publique était en droit d’attendre mieux de Saïd Sadi qui s’est toujours présenté comme un leader national potentiel porteur d’un projet moderniste pour le pays. Accuser les historiens Malika Rahal et Daho Djerbal, reconnus pour leurs travaux académiques en Algérie et à l’étranger, de régionalisme, aurait relevé du dérapage verbal si le texte n’était pas écrit et donc réfléchi.

Me concernant, je ne rappellerai pas aux lecteurs ma polémique avec Daho Ould Kablia publiée par Le Soir d’Algérie du 24 juillet 2008, ni que je n’ai jamais fait campagne pour A. Bouteflika comme l’a fait Saïd Sadi. Mais là n’est pas le fond du problème, car un individu peut commettre des erreurs et s’en rendre compte plus tard.

J’ai eu l’occasion de dire que Saïd Sadi avait raison d’écrire sur les dirigeants du mouvement national et qu’il faut le féliciter pour son livre sur le colonel Amirouche, héros de la guerre de Libération nationale, que le régime de Boumediene avait privé d’une sépulture à sa dimension. Et j’ai dit aussi, dans une conférence prononcée à l’université Mouloud-Mammeri à Tizi Ouzou (publiée par Le Soir d’Algérie du 28 juin 2010), et aussi dans une réponse à Saïd Sadi (Le Soir d’Algérie du 6 septembre 2010) que son hypothèse selon laquelle Amirouche aurait été victime d’un complot ourdi par les “arabophones” par hostilité aux “Kabyles” est inacceptable sur le plan historique et dangereuse sur le plan politique. Elle jette un désarroi chez les jeunes générations auxquelles nous avons le devoir de transmettre l’idéal de l’unité nationale que nous ont léguée précisément Amirouche, Ali Kafi, Ben Bella, Abane Ramdane, etc.

Il est probable que le colonel Amirouche ait succombé à un complot en allant à Tunis avec le colonel Si El-Haouès pour porter la parole des combattants de l’intérieur. Ce qui était insupportable pour la direction du FLN installée à l’extérieur, c’est qu’Amirouche soit devenu virtuellement le chef national des maquis et non pas de la seule Wilaya III. Il gênait les responsables à Tunis qui n’acceptaient pas le principe du Congrès de la Soummam relatif à la primauté de l’intérieur sur l’extérieur.

C’est une lutte politique à l’intérieur d’un mouvement où les conflits idéologiques, par clans et personnes interposés, étaient exacerbés. Ce n’est pas propre à la Révolution algérienne, et c’est connu que les révolutions mangent leurs meilleurs enfants : Robespierre a été guillotiné et Trotsky assassiné. Ce qui est, par ailleurs, dérangeant, c’est que Saïd Sadi fait d’Amirouche un chef kabyle, alors qu’il est un héros national qui appartient à toute l’Algérie. Que la Kabylie soit fière d’avoir donné au pays un nationaliste de cette envergure, c’est légitime ; mais qu’il soit utilisé dans une surenchère nationaliste, c’est de mauvais présage.

En tant qu’universitaire, spécialisé en sociologie politique, j’ai mené des travaux critiques, notamment L’Impasse du populisme paru à Alger en 1990, sans concession sur le nationalisme algérien et sur le régime qui en est issu en 1962. Certains trouvaient que j’étais dur dans mes analyses sur “le système Boussouf”, matrice de ce régime qui, même en chaise roulante, ne veut pas opérer la transition vers l’État de droit. Mais je n’ai jamais considéré Boussouf, Ben Bella ou Boumediene comme des traîtres.

Au contraire, je suis convaincu que ces dirigeants ont eu la passion de l’Algérie, ce sont des patriotes sincères que la ferveur nationaliste aveuglait au point qu’ils confondaient leurs intérêts politiques avec celui du pays. Ils se sont identifiés à l’Algérie au point que toute opposition à leurs points de vue était considérée comme une opposition à la nation. Ils se qualifiaient de traîtres entre eux et tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. C’est leur culture politique, une culture façonnée par la haine qu’ils avaient pour le système colonial.

Il est erroné et dangereux de diaboliser Ali Kafi et Ben Bella et d’idéaliser Abane Ramdane et Amirouche. Car tous ces dirigeants ont appartenu à l’OS et à l’aile radicale qui a créé le FLN. Leur mouvement reposait sur le populisme révolutionnaire qui n’accepte pas la différence idéologique, populisme auquel a adhéré la société à majorité rurale, déstructurée et violentée par un système colonial brutal. Cette société leur a donné la majorité sur laquelle ils se sont appuyés, alors qu’elle l’a refusée à Ferhat Abbas qui avait le sens des perspectives historiques. La situation sociologique et culturelle a donné naissance au populisme autoritaire qu’ont incarné Krim Belkacem, Ben Boulaïd, Amirouche, etc. L’analyse historique de ce mouvement est à mener avec une approche sociologique et non psychologique. Ce n’est pas une thématique de bons nationalistes contre méchants régionalistes ; c’est plutôt une thématique de limites idéologiques du mouvement national dans son ensemble.

En tant que citoyen appartenant à une génération postérieure à la leur, je prends en considération ces limites, tout en ayant du respect pour Amirouche, Boussouf, Ben Bella, Ali Kafi…, et j’essaye de transmettre à ceux qui me lisent l’idéal du FLN historique qu’ils ont porté, en y ajoutant la culture politique de la modernité intellectuelle qui lui a manqué : l’État de droit, la citoyenneté, la démocratie, le sujet de droit, la tolérance, la liberté de conscience, l’égalité entre hommes et femmes, etc.

Je terminerais par dire qu’il y a une idée insidieuse qui circule dans certains cercles à Alger, selon laquelle l’Ouest n’a pas participé pleinement à la guerre de Libération. Ce n’est pas parce que Yves Courrière, qui reste malheureusement le seul corpus sur la guerre de Libération, n’a pas rencontré des maquisards de Relizane, Mascara, Oran, Tlemcen, Nedroma… qu’il n’y a pas eu de maquis à l’Ouest.

L’une des plus grandes batailles de l’ALN, où l’armée coloniale avait perdu des dizaines de soldats, a été celle menée par le bataillon Mourad dirigé par feu commandant Moussa de la Wilaya IV en octobre 1956. Et elle n’est pas la seule. Je viens de recevoir un livre que m’a fait parvenir le moudjahed Mohamed Fréha sur la guerre de Libération à Oran. (Oran : du mouvement national à la guerre de libération, Les éditions Al Oulfia Talita, volume I, 408 pages, Volume II, 417 pages, 2010) dans lequel il a fait un travail de fourmi en compulsant les archives disponibles à la wilaya, à la police, dans les journaux de l’époque, en interviewant les survivants et les familles des martyrs de la ville. Dans cette mine d’informations, le lecteur y apprend qu’il n’y a pas eu une semaine entre novembre 1954 et mars 1962 où il n’y a pas d’attentats et d’attaques de fida contre les forces de l’ordre, d’arrestations, de troubles, de manifestations. La bataille d’Oran a été permanente jusqu’à l’Indépendance.

L’armée coloniale et les services de police n’ont pas eu de répit, malgré les démantèlements successifs “des réseaux terroristes” annoncés par les journaux. Les cellules urbaines du fida, explique M. Fréha, avaient une durée de vie moyenne entre 3 et 6 mois. Dès qu’elles étaient détruites par la police coloniale, elles étaient remises sur pied avec de nouveaux cadres venant des maquis de l’ALN des régions de Sig, de Perrégaux, de Mascara, d’Aïn Témouchent, etc. La mission de ces cellules était d’installer l’insécurité à Oran pour y fixer le maximum de soldats afin de diminuer la pression militaire sur les maquis de la région.

En conclusion, je dirais que la mémoire des martyrs de Kabylie, des Aurès, du Touat, des monts de Tlemcen… doit être maintenue vivante et entretenue par la recherche historique et éloignée des querelles de personnes.

L. A.

(*) Universitaire