Barrage électrifié à la frontière Algéro-Tunisienne,Les maquisards face à la théorie du «champ clos»

Barrage électrifié à la frontière Algéro-Tunisienne,Les maquisards face à la théorie du «champ clos»

frontiere-algerie-maroc.jpgLes indépendances du Maroc et de la Tunisie vont permettre à la révolution algérienne de disposer de bases extérieures pour approvisionner les Wilayas en armes et en équipements militaires.

Ce sera l’opération dite de «l’acheminement», ainsi que l’a intitulée le colonel Amara Bouglez, commandant de la Base de l’Est, de décembre 1956 à février 1958. La nécessité pour les Français de trouver une solution aux problèmes militaires auxquels ils sont désormais confrontés sur le terrain, et dans l’impossibilité de recourir, pour plusieurs considérations, au droit de poursuite d’une ALN accusée d’attaquer puis de se réfugier derrière la frontière internationale, les conduit à opter pour l’édification de fortifications le long des frontières de l’Algérie, remettant au goût du jour le phantasme coûteux de l’ingénieur Maginot.

La théorie du «champ clos» est très vite défendue par les stratèges de l’état-major ennemi. Les barrages fortifiés commencent à être édifiés à partir de mai-juin 1957, le long de la frontière avec la Tunisie. Cet ouvrage qui tient son nom, dans sa version initiale, d’un de ses initiateurs, le ministre André Morice, finira dans sa phase finale par rendre très difficiles le passage et le déploiement des forces algériennes. Dans cette contribution, le commandant Mohamed Chebila, acteur de la guerre de Libération nationale, évoque pour les lecteurs du Soir d’Algérie ce qu’était en réalité cette ligne infernale, comment elle a évolué dans le temps, ainsi que les parades que l’ALN a mis en œuvre pour tenter d’y faire face.

Lorsque la guerre d’Algérie éclate, les Français ne prennent pas tout de suite la juste mesure des évènements. Roger Léonard, gouverneur général, et le commandant en chef des forces françaises présentes en Algérie, le général Cherrière, pensent qu’il s’agit d’une de ces rebellions que l’ordre français a eu déjà à affronter et qu’il a su mâter rapidement par le recours à la force. Ils ignorent tout de la maturation du projet d’exécution des architectes de la révolte. L’esquisse du 8 mai 1945 a définitivement convaincu ces derniers de la nécessité d’inscrire leur projet dans le long terme, en évitant la concentration des moyens et les canevas qui ont fait la preuve de leur inanité. L’envoi de renforts de CRS dès le début de l’année 1955 laisse apparaître que les responsables en charge de la sécurité de la colonie s’attendent à des débordements dans des cadres urbains. Seul l’Aurès, où les combats sont immédiatement importants et étendus grâce à l’excellente préparation de Mostefa Benboulaïd, et au volontarisme de Abbès Laghrour et de ses compagnons, est investi par les troupes d’un spécialiste en «affaires indigènes», le général Parlange, qui multiplie les offres d’«aman» en direction de «sidi» Abbès. Les régiments de troupes mercenaires, Légion étrangère, tabors marocains, transfuges indochinois et goumiers recrutés localement ont fort à faire dans cette région au relief tourmenté et peuplée de farouches montagnards. Cette approche folklorique des évènements due à une trop grande assurance de soi, à une méconnaissance crasse du sentiment profond des Algériens et aux contraintes du régime parlementaire de la IVe République, permet au Front de libération nationale d’étendre son entreprise et de l’asseoir durablement. La doctrine des états-majors français, partant de postulats archi-faux, génère des solutions inefficaces. Le quadrillage, c’est-à-dire l’implantation horizontale de postes fixes, permettant une vue dégagée sur les lointains, inspirée des fameux hameaux stratégiques vietnamiens, n’empêche nullement les mouvements des formations de l’ALN. La montée en puissance du Front de libération nationale qui a su rassembler sous sa bannière les forces vives du peuple algérien permet à l’ALN d’étendre son action. Le constat que font les Français de la situation est décourageant. Ils n’ont plus face à eux quelques groupes de «hll» hantant les djebels de l’Aurès mais une innombrable armée de guérilleros présents dans chaque aspérité du territoire algérien. Le congrès de la Soummam réuni à l’initiative de Larbi Ben Mhidi et de Abane Ramdane est le résultat d’une préoccupation : encadrer la mobilisation des Algériens pour donner à l’ALN une autre vitalité physique et fournir les armes à même de traduire l’engagement et l’abnégation en succès militaires. Le directoire politique de la Révolution, replié pour des raisons tactiques impérieuses sur la Tunisie, animé par Belkacem Krim, Abane Ramdane, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal, réussira à faire de l’année 1957 celle du grand bond en avant. Le colonel Amara Bouglez, commandant de la Base de l’Est, sera, après les membres éminents du directoire suprême issu du congrès, l’homme de l’année 1957. Les compagnies d’acheminement d’armes qu’il constitue et qu’il dirige vers les wilayas de l’intérieur créeront une situation nouvelle pour les troupes ennemies. La nouvelle donne sur le terrain, marquée par un renouveau de pugnacité des unités de l’ALN partout où les armes leur sont parvenues, conduit à des changements au sommet de la hiérarchie militaire française. Avec leur dégagement d’Indochine et leur retrait de la Tunisie et du Maroc, les Français sont désormais en mesure de renforcer et de réorganiser leur machine de guerre. Les pièces maîtresses de leur dispositif de combat, leurs atouts déterminants sont les régiments parachutistes de la légion étrangère et de para-commandos, auxquels sont adjoints des éléments de secteurs et des moyens en aviation et en artillerie. Leur entraînement, la nature de leurs armements (acquis à prix d’or auprès de l’allié américain ) et la rapidité de leur intervention, grâce à l’utilisation de l’hélicoptère, les désignent à la mission de poursuivre, de fixer et de tenter de détruire tout élément hostile accroché. Au début de l’année 1958, la zone Est constantinois où se joue le destin de la guerre dispose de 15 groupements mobiles, tels ceux des colonels Jeanpierre et Buchoud qui joueront un grand rôle dans la bataille, dite de «Souk-Ahras». Parallèlement à ce déploiement de forces sans précédent, les états-majors planchent sur la problématique née du nouveau contexte géopolitique régional. Comment venir à bout d’un mouvement indépendantiste soutenu par la population, disposant de groupes armés qui ressuscitent aussitôt qu’ils sont détruits, et qui bénéficie, depuis l’accès à l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, de bases pour l’entraînement et l’approvisionnement ? Ils vont adapter leur stratégie à la nouvelle donne. L’idée d’une série de fortifications érigées le long des frontières voit le jour.

La théorie du champ clos

Le général Hugues Silvestre de Sacy, chef du service historique de l’armée de l’air, écrit à ce sujet : «Les barrages vont devenir, à partir de leur création en 1957, une pièce maîtresse du dispositif militaire en Algérie et un souci majeur de tous les commandants en chef.» Le général Challe, sur la période correspondant à son commandement des forces françaises en Algérie, fait état de cette préoccupation de l’étanchéité des frontières et rejoint sa directive n°3 du 18 décembre 1959, dans laquelle il affirme que le succès de la poursuite de son plan dépendra de trois points principaux : «Conservation du secret, préparation des opérations, mais surtout l’étanchéité des frontières, à laquelle je veillerai personnellement et que je vous demande, chacun en ce qui le concerne, de considérer comme une tâche essentielle.» Et le général de Sacy de conclure : «Tout le plan Challe a reposé sur cette idée fondamentale de “champ clos” nécessaire pour que se tarisse le ravitaillement de l’ALN.» Le barrage, dans sa version initiale, n’épousait pas le tracé de la frontière algéro-tunisienne, mais suivait une ligne continue d’El-Kala au nord jusqu’à Négrine au sud. La marge, quelquefois large de plusieurs dizaines de kilomètres entre le barrage et la frontière, avait pour but de faciliter l’intensité des feux de l’aviation et de l’artillerie sur les formations de l’ALN en mouvement vers l’ouest dans une zone vidée de sa population. Le quotidien de cette population, accusée de ravitailler l’ALN, était déjà dans ces zones, avant qu’elles ne soient décrétées interdites, très difficile. Les massacres et les incendies puis les déportations dans des camps de «regroupement» où elle est livrée aux manipulations des officiers des SAS tyranniques et brutaux l’ont réduite à une indescriptible misère. Le barrage a d’abord était une simple clôture d’alerte, plus ou moins difficile à franchir, puis — le besoin créant l’organe — il deviendra, au grès de son renforcement, une zone d’arrêt, soit dans l’enchevêtrement de ses obstacles soit dans ses proches environs. Ces obstacles étaient constitués par des réseaux de barbelés, des champs de mines anti-personnel et surtout par des fils électrifiés superposés alimentés, 10 km en amont et 10 km en aval, par des groupes électrogènes mis en place sous des abris bétonnés. La configuration était la suivante : réseau de barbelés côté Tunisie, réseau électrifié central, réseau de barbelé côté Algérie. Le réseau électrifié était piégé par des fils de fer barbelés qui passaient entre les fils électriques pour rendre leur franchissement encore plus difficile. Les électromécaniciens en charge de l’alimentation en électricité étaient en liaison permanente avec les patrouilles blindées. Les EBR (engins blindés de reconnaissance), et les autres véhicules tout-terrain (Dodge 6/6, Jeeps «Delahaye» et chars AMX13) courent sans cesse le long des abords immédiats de la ligne, selon le principe de «la herse». Les chars AMX finiront par être plus ou moins sédentarisés (embossés) dans des positions aptes à les rendre moins vulnérables aux tirs des armes antichars que mettra en action l’ALN dans très peu de temps. L’activité motorisée des défenseurs du barrage a été rendue possible grâce à d’énormes travaux d’infrastructure réalisés par les sapeurs du génie, le travail forcé des Algériens et par des entreprises privées. La surveillance du barrage était assurée par les différentes articulations de l’armée française présentes sur le terrain : armée de terre, aviation et artillerie. Voilà ce qu’écrit, à ce sujet, un officier français, le lieutenant Jaques Vernet, chargé de la protection d’une portion du barrage en 1959-1960 : «A la tombée de la nuit, balayage de la portion de réseau relevant du régiment par un élément blindé, puis mise en place des blindés de surveillance sur des points précis. Arrivée et mise en place de la compagnie d’infanterie portée. Veille radio permanente sur le Channel qui regroupe le bataillon, la compagnie, les électromécaniciens et l’aviation. Tout le personnel est en alerte… Au lever du jour, balayage par la même patrouille sur la totalité du secteur pour relever les indices… d’une tentative de franchissement.» Lorsque, au cours de la nuit, un passage est suspecté, l’artillerie couplée à un système radar entre en action. Le système atteindra un haut degré de sophistication avec l’introduction de nouveaux matériels provenant essentiellement des unités des Forces françaises en Allemagne : le radar AN/MPQIO américain et le COTAL français. Lorsque l’ALN sera dotée de mortiers lourds, les Français emploieront des SDS DRMT–2A qui permettront de déterminer l’origine exacte d’un tir grâce à la mise en équation, par un calculateur électronique couplé au radar, de la trajectoire de l’obus ennemi. C’est ce type de matériels qui entrera en action contre les CLZ (Compagnies lourdes zonales) et les bataillons de l’ALN qui opèrent à sa portée. Dans ses mémoires de guerre, le futur général-major Khaled Nezzar relate en ces termes comment l’unité qu’il commandait en 1961 a été prise à partie par le couple radarscanons à la suite d’une attaque menée par ses hommes : «Le dispositif fin prêt, le jour J est arrêté et l’heure H fixée à une heure après minuit… mise en place de nos pièces… je jette un coup d’œil à ma montre. Il ne reste qu’un quart d’heure avant l’attaque… Le feu de mes propres canons et de mes mitrailleuses provoque en retour une vigoureuse riposte… Les obus de l’ennemi éclatent autour de nous.» Cette capacité à s’adapter aux moyens sans cesse améliorés de l’ALN est le résultat d’une réflexion permanente d’officiers d’état-major disposant d’une formation et d’orientations claires de leur hiérarchie qui les rendent aptes à remplir au mieux les missions attendues d’eux. Khaled Nezzar, qui a perdu cette nuit-là des officiers de valeur, a été victime de canons «parallaxés» au radar. L’arrivée des coups des hommes de Nezzar a été intégrée par les tables de tir en temps réel et communiquée aux artilleurs. Lorsque l’unité de l’ALN, durement malmenée par la riposte décroche, elle est poursuivie, pas à pas, par des obus de mortiers guidés, sans doute, par les échos répercutés par un deuxième radar de veille. Les moudjahidine ne devront leur salut qu’à la nature du terrain. (Je cite Khaled Nezzar parce que c’est un des rares moudjahidine qui, à ma connaissance, a relaté en détail son expérience du barrage fortifié). Toujours selon le brigadier-chef Philippe Alix, : «Dès le troisième trimestre de 1957, six postes radars-canons sont opérationnels. Au début de l’année 1958, leur nombre est porté à neuf et des sections de radars mobiles leur sont adjointes en 1960.» L’édification de ces postes s’est accompagnée de travaux d’infrastructure importants, pistes, routes et ouvrages d’art pour acheminer les matériaux et le ravitaillement et pour assurer, en permanence, l’évolution du système en fonction de l’adaptation de l’ALN à ce dernier. Le dispositif ennemi destiné à contrer les attaques des unités de l’ALN dans la région d’El-Kala est un exemple parfait de ce qui était installé tout le long du barrage. Il démontre que la vigilance était permanente. Ecoutons ce qu’en dit le capitaine Philipe Fouquet- Lapar, longtemps en charge de la surveillance et de la protection du barrage dans la région de Souk Ahras-El Kala : «…Nous constituons une réserve d’attaque. De nuit, des détachements constitués d’une section et d’une patrouille d’automitrailleuses sont mis place à proximité des différents postes tenus par les chasseurs alpins. De jour, des reconnaissances de compagnies ont lieu périodiquement… elles ont pour but d’interdire toute installation de l’ALN…» L’armée de l’air française a été mise très fortement à contribution, en exploitant toutes ses possibilités, pour rendre le franchissement du barrage périlleux. La reconnaissance aérienne pour vérifier l’état physique de l’obstacle et de déceler d’éventuelles traces de franchissement et l’appui feu. Elle a aligné de nombreuses escadrilles d’avions légers d’appui (EALA), équipées des redoutables T6 ou T28, des hélicoptères Pirate, des MistralF47 Thunderbolt et AD4 Skyraiders. Grâce à ses moyens particuliers, l’armée de l’air française a étendu ses missions au-delà de l’espace aérien algérien, le plus loin possible, pour empêcher le ravitaillement de l’ALN par voie maritime ou aérienne. Les B2 interviennent en mission lucioles d’éclairage du champ de bataille, ou en mission de bombardement. Les concentrations de l’ALN, destinées à détruire des portions du barrage pour permettre le passage vers l’Algérie, sont surtout contrées par des forces terrestres où l’élément blindé domine. Les chars AMX 13 et les automitrailleuses rapides et silencieuses sont les pièces-maîtresses du dispositif. La concentration de l’implantation des forces ennemies, sur une petite portion du barrage, à la hauteur de la ville de Souk-Ahras, donne un aperçu quant à la densité et à la profondeur du dispositif. Pas moins de treize implantations de la sortie est de Souk-Ahras à la petite ville de Taoura (Gambetta) ! La réaction de l’ALN a connu trois grandes phases. La première est marquée par une course effrénée pour prendre de vitesse les constructeurs du barrage et introduire le maximum d’armes en Algérie. Elle durera de février 1957 à mai 1958, jusqu’à la conclusion désastreuse pour le COM, de la grande bataille de Souk-Ahras menée par le quatrième bataillon de la Base de l’est, renforcé par des forces des Wilayas I, II et III. Le danger de la réalisation d’un rideau de fer destiné à isoler le champ de bataille algérien pour mieux venir à bout de l’ALN est relativement occulté en 1957 et 1958 par les évènements qui mettaient la Tunisie algérienne en effervescence. La deuxième phase est celle du volontarisme sanglant du COM, dont le chef, intégriste du sacrifice suprême, refuse d’admettre les réalités nouvelles du terrain et contraint les moudjahidine à affronter les fortifications françaises sans moyens conséquents pour en venir à bout. Il faut souligner, pour rendre hommage aux sacrifices des hommes de l’ALN qui se sont attaqués aux défenses du barrage pendant cette période qui va d’avril I958 à janvier I960, date du début de la prise de fonction effective de Houari Boumediene, que l’activisme du COM a contraint le général Challe a ordonner le doublement du barrage fortifié pour faire face à la pression constance de l’ALN. C’est pendant cette période que des passages réussis de la ligne ont été effectués par de grands responsables de l’ALN (Tahar Zbiri, Ali Souaï, Ali Kafi, Hadj Lakhdar Abid et de tant d’autres). Pendant cette période, les franchissements étaient effectués par des unités de l’ALN très entraînées pour des passages éclairs, effectués après une approche prudente et «un arrêt sur image» destiné à donner de meilleures chances à l’ultime bon en avant. Les moyens utilisés sont la toute simple cisaille coupante, qui avait le désavantage d’alerter les électromécaniciens et de déclencher les tirs de l’artillerie et des opérations de recherche, puis, l’expérience aidant, le cisaillement sera fait de telle sorte à ne pas provoquer l’interruption du courant par la mise en place judicieuse de dérivations. Les barbelés étaient détruits par des explosifs chargés à compression dans des tuyaux métalliques de diamètre 50 mm environ, appelés «bangalore», l’explosion venait à bout, en même temps, des mines antipersonnel dont les glacis avant et arrière étaient truffés. Quelques fois, la coupure de la ligne électrifiée était faite à dessein «grossièrement» dans le but d’attirer sous le feu de nos armes antichars les blindés de «la herse». Lorsque l’hécatombe des véhicules ennemis deviendra insupportable, l’armée française restructurera son dispositif pour agir de préférence par le couple radarscanons pour éviter de déplacer, et donc d’exposer, ses pions. Les canons mis en couple avec les radars sont le 105 TF, le 105 modèle 36 et le 155 GUN. Les canons et les radars sont couplés en fonction de leur portée voisine. Le 16 mai 1958, nous étions une petite unité tentant de franchir la ligne pour évaluer «in vivo» ses hauts et ses bas. L’approche de l’obstacle a commencé à 17h dans le but d’atteindre ses premières défenses juste après la tombée de la nuit. Nous avons abordé le champ de mines avec précaution. La progression est lente. Nous avançons à la queue leu leu, ployés en deux. Le premier «de cordée» auscultait soigneusement le sol à l’aide d’une baïonnette. Il mettait le pied là où l’instrument ne rencontrait aucune résistance. Nous suivons derrière, en positionnant le pied exactement sur l’empreinte du sien. Mètre après mètre, nous atteignons, tout en coupant les barbelés, les fils sous tension. Arrivés au contact, nous creusons un boyau sous la ligne afin de ne pas alerter l’ennemi. Trois des nôtres sont déjà de l’autre coté, lorsque le quatrième, Moussa Khadraoui (dit Guerroum) au lieu de continuer à ramper au plus près du sol, lève brusquement la tête. Il heurte, du visage, le fil le plus bas. Il reste collé au câble. J’ai la présence d’esprit d’appuyer, avec la pelle que j’ai encore à la main, sur ses épaules. Je parviens à le libérer de l’emprise mortelle. Nous le tirons vers l’arrière. Moussa est devenu bleu. Pendant que j’intime l’ordre à ceux qui sont déjà passés de continuer plus avant, j’essaie de réanimer Moussa. J’arrive à lui faire desserrer les mâchoires en insérant la pointe de mon poignard entre ses dents. Est-ce qu’on peut survivre à trois mille volts ? Oui quand on est sedratien. En tous cas, c’est l’explication que Moussa donnera en se réveillant. L’immortel Sedratien gardera pour le restant de ses jours une profonde cicatrice en travers du visage. En nous affairant autour du blessé, nous avions oublié le champ de mines. Nous avons sans doute eu la baraka. Je rapporte cette expérience pour décrire les difficultés que rencontraient les moudjahidine face à la ligne Morice. La troisième période commence avec la prise en main de la situation par l’EMG, composé de Houari Boumediene, Ali Menjeli, Slimane-Ahmed Kaïd et Azzedine Zerrari. Le réalisme intelligent des responsables de l’EMG, à leur tête Houari Boumediene, inaugure l’ère de la réflexion, de la préparation patiente, de la mise en œuvre de moyens matériels conséquents, et de la désignation aux postes de commandement des unités de combat de grands professionnels, tels les jeunes Algériens qui ont déserté l’armée française pour servir leur pays, Khaled Nezzar, chef du 25e bataillon, Selim Saâdi, Abdelmalek Guénaïzia, Abdennour Beka, Slimane Hoffman, Abdelkader Chabou, Mohamed Boutella, etc., ou des vétérans de l’ALN de grande expérience à l’image de Abderrazak Bouhara, 33e bataillon, Bouhadja Ali, 24e, Chérif Braktia 19e, Mohamed Salah Bechichi 27e. Ahmed Terkhouche 11e, Mohamed Attailia 15e, Dib Makhlouf 17e, etc. Cette troisième phase est celle de la guerre d’usure qui finira par miner la volonté de l’ennemi. L’EMG, lorsque les moyens lui seront fournis, sera en mesure de lancer des offensives d’envergure sur le barrage sur des fronts étirés sur plus de 100 kilomètres. C’est le cas dans les nuits du 27 au 30 novembre, du 19 au 20 décembre et du 21 au 23 janvier 1961 en mettant en œuvre des mitrailleuses de 12/7, des mortiers de 81, et des canons sans recul. Les hommes de l’ALN, malgré le déluge de feu qui s’abat sur eux, détruisent de grandes portions du barrage (de un à trois kilomètres). La construction du barrage fortifié, dès l’implantation des premiers piquets, n’a jamais laissé indifférent les responsables de la Base de l’Est ou ceux de la Wilaya I. Amara Bouglez a multiplié les tournées à l’intérieur et les envois de missions d’études et d’évaluation. J’ai eu l’honneur de commander personnellement une de ces missions composées d’officiers de la Base de l’Est et de la Wilaya I. Les barrages fortifiés continueront à être améliorés sans arrêt jusqu’à la veille du cessez-le-feu. Ils étaient maintenus au maximum de leurs possibilités pour empêcher l’ALN stationnée côté Tunisie de rentrer en Algérie en cas de rupture des négociations et surtout pour continuer à tarir la source des armes. Il y a lieu de dire que l’armée dite «des frontières» n’a jamais conçu son rôle comme celui d’une garde prétorienne de Houari Boumediene pour lui permettre de conquérir le pouvoir, mais comme une partie indissociable de l’ALN. La catégorisation des moudjahidine qui ont lutté sous la direction directe de l’EMG en «planqués» des frontières est une atteinte à la mémoire des milliers de chouhada, tombés face à l’ennemi. Je me souviens que quelques jours avant la proclamation du cessez-le-feu du I9 mars 1962, les bataillons de l’ALN menaient encore des opérations offensives. Des centaines de moudjahidine tomberont encore une semaine avant le silence définitif des armes. Leurs compagnons ne les ont jamais oubliés. Je voudrai, parce que j’ai été témoin pendant des années des grandes souffrances de notre peuple, dire, au nom de beaucoup de mes compagnons, que l’exigence de repentance que formulent de temps en temps certains, et peu importe de ce que pourrait être leur réaction à la lecture de ce que j’écris ici, que les moudjahidine n’ont que faire de la repentance de l’Etat français. Que ceux à qui l’indépendance de l’Algérie est restée en travers de la gorge gardent leur hypocrite repentance. Nous ne sommes pas concernés par leurs psychodrames, nous ne sommes pas concernés par leur nostalgie de l’Algérie de papa, ni par leurs commémorations folkloriques ni par leurs envolées énamourées en direction de leurs Français musulmans à la poitrine chargée de ferrailles puant la paille brûlée des mechtas incendiées. Contentons-nous de veiller sur notre mémoire. Demandons à ce que les plaques fixées au coin de nos rues, par des édiles pressés, ne soient plus orphelines. Au fait, petit frère âgé de vingt ans, qui sont donc Sebti Boumaâraf, Abès Laghrour ou Abderrahmane Oumira ?

M. C.